Dans le dossier du tracé de la frontière maritime, le Hezbollah n’hésite pas à tracer ses propres lignes rouges tout en s’efforçant de se ranger derrière l’État libanais. Dans la forme, une telle démarche permet au parti chiite de faciliter au chef de l’État Michel Aoun la tâche d’enregistrer à l’actif de son mandat la mise sur les rails d’un dossier aussi épineux. Mais il reste que le tracé des frontières est une question hautement stratégique, d’où la nécessité pour le parti de Dieu de rappeler à son allié les limites à ne pas franchir dans les négociations avec les Américains, à travers leur médiateur Amos Hochstein. C’est dans ce cadre qu’il faut comprendre les propos diamétralement opposés prononcés par le chef du groupe parlementaire du Hezbollah, Mohammad Raad, à quelques jours d’intervalle. Lundi dernier, ce dernier avait annoncé sans ambages que le Liban ne renoncera pas à une seule goutte d’eau à laquelle il a droit et qu’à défaut, le gaz restera enfoui là où il se trouve. Samedi, il a tempéré ses propos, affirmant que le parti chiite « n’est pas concerné par le tracé de la frontière maritime, qui relève de la responsabilité de l’État ».
Deux poids deux mesures
« Les négociations allaient bon train jusqu’à ce que Michel Aoun fasse volte-face », estime un analyste proche des cercles du Hezbollah, sous couvert d’anonymat. Dans une interview accordée en février au quotidien al-Akhbar, Michel Aoun a revu les prétentions du Liban à la baisse au niveau du tracé de la frontière, revenant ainsi sur une surenchère qu’il avait lui-même alimentée pendant plusieurs mois. Le président revendique dorénavant uniquement la ligne 23, une réclamation officielle du Liban depuis 2011 qui lui permet de revendiquer 860 km2 de la zone disputée avec l’État hébreu. « Le Hezbollah ne pouvait pas rester les bras croisés face à ce genre de prise de position. D’autant que pour lui, l’essentiel c’est de ne faire aucune concession qui pourrait mener à un dialogue élargi avec Israël », souligne l’analyste précité. Et d’expliquer : « Passer de la ligne 29 à la ligne 23 pourrait impliquer des négociations articulées autour des lignes Hof (du nom de l’ancien médiateur américain Frederic Hof) et 1 qu’Israël revendique. Ce dialogue risquerait de paver la voie à la normalisation des rapports avec l’État hébreu. » « C’est donc pour mettre en garde contre une soumission des autorités libanaises aux pressions américaines que le Hezbollah a tiré la sonnette d’alarme », poursuit l’analyste.
Après avoir fait passer ce message, le parti chiite s’est de nouveau rangé derrière l’État. « C’est là que s’est manifestée la politique des deux poids deux mesures que le Hezbollah adopte dans ce dossier », commente pour L’Orient-Le Jour Nizar Abdel Kader, général à la retraite, expert en matière de délimitation de frontières. Selon lui, le parti de Hassan Nasrallah « a pu arracher le dossier au président de la Chambre Nabih Berry pour permettre à Michel Aoun d’enregistrer un accomplissement à son actif. Mais il ne peut tolérer des décisions qui vont à l’encontre de l’agenda iranien qu’il exécute ». « Le Hezbollah va rester derrière l’État pour des raisons liées aux calculs politiques internes. Mais il rappellera Michel Aoun à l’ordre quand il jugera cela nécessaire », ajoute le général à la retraite.
Selon l’analyste proche du Hezbollah, les propos de Mohammad Raad n’étaient pas dirigés contre la personne du président de la République. Même son de cloche du côté de Baabda. « Le Hezbollah a un problème avec Israël, pas avec la présidence », souligne à L’Orient-Le Jour un proche du chef de l’État. « Ce n’est pas Michel Aoun qui fait des concessions aux dépens du Liban et de ses droits », tient-il toutefois à signaler, dans un message implicite au parti de Dieu.
La prochaine étape
Pour le moment, Michel Aoun prépare déjà la prochaine étape du processus de négociations. Mercredi dernier, il s’était entretenu avec l’ambassadrice américaine à Beyrouth, Dorothy Shea. Cette dernière lui avait remis un document écrit reprenant une proposition que M. Hochstein avait présentée au Liban lors de sa dernière visite à Beyrouth, les 9 et 10 février dernier. Il avait alors délimité le cadre des négociations à un espace allant de la ligne 1 (revendiquée par Israël) à la ligne 23, excluant de fait les revendications maximalistes libanaises. Selon notre chroniqueur politique Mounir Rabih, le document remis par Mme Shea contenait un engagement de la part de M. Hochstein à poursuivre la coopération avec le Liban en vue de finaliser le dossier. Dans son message, le médiateur indique que son pays est prêt à apporter une assistance technique au Liban pour lancer les travaux d’exploration à travers des entreprises spécialisées. Toujours selon notre chroniqueur, le document contient également une carte sur laquelle a été dessinée la proposition américaine portant sur une ligne 23 sinueuse de sorte à préserver le champ de Cana, en échange de la déduction d’une zone d’eau libanaise exempte de richesse pétrolière. Le médiateur a demandé dans ce cadre une réponse libanaise unifiée à cette proposition.
Pour élaborer la réponse officielle du Liban, Michel Aoun compte former une commission qui inclut des représentants de la présidence de la République et de la présidence du Conseil, ainsi que les ministres de la Défense, de l’Énergie et des Finances. Y seront nommés aussi des délégués du commandement en chef de l’armée et de l’Administration libanaise de pétrole. Un proche de Baabda indique, dans ce cadre, que le ministre des Affaires étrangères, Abdallah Bou Habib, devrait rejoindre la commission dans une phase ultérieure, à l’issue de l’étude du volet strictement technique de l’affaire. Il souligne aussi que la formation de la commission en question ne passera pas par le Conseil des ministres. Une façon pour Michel Aoun de s’affirmer une fois de plus comme maître du jeu en matière de négociations, conformément à l’article 52 de la Constitution. Mais là aussi, le chef de l’État risque de se heurter au veto du tandem chiite, le président de la Chambre, Nabih Berry, ne voulant pas être représenté au sein de la commission. « Nabih Berry qui, dans un premier temps, était en charge de ce dossier, considère qu’il a accompli sa mission en concluant l’accord-cadre sur la base duquel les négociations avaient démarré en 2020, avant d’être suspendues en mai 2021 », justifie un proche de Aïn el-Tiné. Comment alors expliquer la présence de Youssef Khalil, gravitant dans l’orbite de M. Berry, au sein de la commission ? « L’État génère des recettes de l’exploitation des hydrocarbures offshore. D’où la nécessité de la présence du ministre des Finances. Mais ce dernier pourrait déléguer un représentant », estime une personnalité qui suit le dossier.
Le Hezbollah ne semble pas non plus très enthousiaste à la démarche de M. Aoun. Pour Nizar Abdel Kader, « le parti ne veut pas s’engager à respecter les décisions que la commission serait amenée à prendre, dans la mesure où elles pourraient aller à l’encontre des grandes lignes de l’agenda de son sponsor iranien ». « La commission n’est qu’une fuite en avant, alors que le Liban avait formé une délégation chargée des négociations », déclare de son côté un proche du parti de Dieu. Selon lui, le dossier « est aujourd’hui entièrement entre les mains du pouvoir politique, à la décision duquel se conformera l’armée, comme l’a déjà annoncé le commandant en chef Joseph Aoun ».
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16 h 28, le 08 mars 2022