Alors que le Liban poursuit sa descente aux enfers depuis plusieurs mois, un rapport publié début février par l’Economist Intelligence Unit (EIU), le bureau de recherche du groupe britannique The Economist, est venu remuer le couteau dans la plaie en classant le pays parmi les régimes autoritaires. Un classement qui sonne comme une gifle pour le pays du Cèdre, longtemps considéré comme un régime hybride, mêlant démocratie et autoritarisme. « La détérioration de la perception de la démocratie et le soutien croissant au régime militaire » sont les causes de ce déclassement par le Democracy Index 2021 (Indice de démocratie 2021), un rapport de 85 pages consulté par L’Orient-Le Jour et qui couvre 167 pays.
Cet index annuel attribue des notes allant de 0 à 10 et divise les pays selon qu’il s’agit de démocraties pleines (dont les notes varient entre 8 et 10), de démocraties imparfaites (6 à 8), de régimes hybrides (4 à 6) ou de régimes autoritaires (scores entre 4 et 0). Alors qu’il jouissait de la note de 5,82 en 2006, le Liban est passé à 4,86 en 2016, avant de dégringoler vers 4,16 en 2020, puis 3,84 en 2021. Il fait ainsi son entrée dans la catégorie des régimes autoritaires, au même titre que le Qatar, la Jordanie, le Koweït, la Palestine, l’Algérie et l’Irak, dont les scores sont proches. La Syrie affiche le score le plus bas de la région (1,43), suivie du Yémen (1,95). L’étude prend en compte cinq critères pour effectuer son classement, à savoir le processus électoral et le pluralisme, le fonctionnement du gouvernement, la participation à la vie politique, la culture démocratique et les libertés civiles.
La mainmise du Hezbollah
Le déclassement du Liban est-il vraiment mérité ? « Oui », répond le politologue Sami Nader, qui estime que cette classification « est bel et bien justifiée », en majeure partie à cause de la mainmise du Hezbollah sur l’ensemble des aspects de la vie politique, l’État étant aux abonnés absents. « L’autoritarisme, c’est la concentration du pouvoir entre les mains d’un même groupe qui conduit à des abus, explique ce chercheur à L’OLJ. Aujourd’hui, sur l’échelle autoritaire, le Hezbollah est celui qui a le plus de pouvoir. Il tient le Parlement et le gouvernement, le militaire et le sécuritaire. Malheureusement, nous n’avons pas de gouvernement indépendant qui puisse lui faire face. » « Par ailleurs, le contre-pouvoir, représenté par les syndicats, les médias ou les associations de la société de civile, a de moins en moins de marge de manœuvre », déplore M. Nader. « Le sectarisme ne facilite pas la tâche non plus. Le judiciaire est désormais infiltré et politisé, le principe de la séparation des pouvoirs et de l’indépendance de la justice est presque inexistant, ce qui nous permet de parler d’autoritarisme », indique-il.L’analyste politique Karim Bitar dénonce également « l’emprise croissante du Hezbollah sur les institutions étatiques », même s’il considère, lui, que « parler d’autoritarisme n’est pas approprié pour le Liban ». « Le parti chiite détient un pouvoir excessif et arbitraire, parce que les autorités centrales sont impotentes. Les leaderships communautaires et les notables dans les villages exercent également des intimidations et un certain autoritarisme féodal », explique M. Bitar. « Il existe beaucoup de risques sur les libertés, reconnaît-il, mais paradoxalement le Liban jouit de marges de manœuvre qui n’existent pas dans les pays réellement autoritaires. » « Le pays reste quand même plus libéral que la Syrie ou l’Égypte, par exemple, où l’on compte 60 000 prisonniers politiques. La note attribuée au Liban par l’EIU est surtout une sonnette d’alarme. Il faut réaffirmer l’exception libanaise », estime Karim Bitar. « Quant à l’État, c’est la faiblesse des institutions officielles qui l’empêche d’aller trop loin dans son autoritarisme, avance le politologue. Le régime se mobilise quand c’est le prestige de l’État qui est en jeu ou lorsqu’il y a atteinte à la personne du président de la République. Mais il n’est pas suffisamment puissant pour exercer plus d’intimidations. »
« L’État est tombé »
Présent sur le terrain lors du soulèvement populaire de 2019, Camille Mourani, un militant de la première heure, estime pour sa part que l’autoritarisme a commencé à se faire sentir au lendemain des manifestations antipouvoir. « Avant le 17 octobre 2019, le Hezbollah arrivait encore à régner à travers ses institutions de pure forme. Aujourd’hui, l’État est tombé, et il ne reste que l’autoritarisme », analyse M. Mourani, qui est également responsable des relations politiques au Bloc national et candidat au siège maronite à Tripoli. « Avec le soulèvement populaire, le système en place s’est affaibli au point où le Hezbollah a été obligé d’intervenir de manière directe sur le terrain et d’agresser les manifestants. Quant aux forces de sécurité, elles étaient parfois indulgentes, parfois non », poursuit-il.
Même son de cloche du côté d’Ayman Mhanna, directeur du centre SKeyes pour les médias et la liberté culturelle, qui considère que « le classement de l’Economist est tout à fait réaliste ». « Il y a de nombreux indicateurs qui nous permettent de dire que l’on a basculé dans l’autoritarisme. Nous avons une pléthore d’acteurs politiques, une milice et un État absent, ce qui affecte forcément le classement du pays », explique M. Mhanna à L’OLJ. « Certes, si l’on compare le Liban à la Syrie, la Palestine ou l’Égypte, on constate qu’il jouit de plus de libertés individuelles. Mais ce n’est pas suffisant pour faire de lui une démocratie. Malheureusement, tous les pays de la région sont dans un état de dérive. Même la Tunisie est en régression », poursuit-il.Parmi les indicateurs mis en avant par le directeur de SKeyes, « l’impunité qui sévit au Liban et qui est propre aux pays autoritaires ». « L’explosion au port de Beyrouth en est un exemple flagrant. Dans les pays démocratiques, un tel événement aurait conduit la justice à enquêter sans qu’il n’y ait de protection politique accordée aux personnes impliquées. Au Liban, c’est tout le contraire, puisque les responsables de l’explosion sont protégés », souligne-t-il. Ayman Mhanna évoque par ailleurs le « déferlement de haine sur les réseaux sociaux, surtout de la part des partisans du Hezbollah, qui crée un climat de terreur et d’autocensure propre aux régimes autoritaires ». Concernant la liberté accordée aux médias, SKeyes révèle avoir recensé 123 infractions commises en 2021 contre des journalistes. Censure de productions artistiques et culturelles, de publications journalistiques ou de contenu diffusé en ligne, actions légales à l’encontre de journalistes, agressions par les forces de sécurité ainsi que par des organismes non étatiques, peines d’emprisonnement, convocations, descentes des forces de sécurité dans des médias, attaques armées contre des médias, menaces et harcèlement sont autant d’agissements dénoncés par le centre. Pour sortir de ce classement pour le moins effrayant, Ayman Mhanna estime que la première chose à faire par le Liban est de « tenir les élections législatives (prévues en mai) dans un climat démocratique ». « Sinon, la situation pourrait se dégrader », prévient-il.
commentaires (13)
C est une verite de la palisse
Robert Moumdjian
12 h 04, le 04 mars 2022