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La malédiction du muscle

Les angoissantes questions soulevées par le coup de force de Vladimir Poutine ne pouvaient que gagner en acuité hier, avec l’inexorable progression vers Kiev du rouleau compresseur russe. Comment tout cet imbroglio guerrier peut-il encore finir ? Quel ordre nouveau peut-il raisonnablement en résulter pour l’Europe et le reste de la planète, maintenant qu’ont volé en éclats les schémas d’entente entre puissances qui ont régi les dernières décennies ?


Mesurable en années-lumière est, pour le moment, l’écart entre les thèses maximalistes défendues par les deux camps. Se disant victime d’un processus d’encerclement accéléré enclenché par l’OTAN qui cherche à embrigader les voisins directs de la Russie, Moscou veut ainsi arracher toutes ses griffes à l’Ukraine, décrétée historiquement russe. Dans la brutale invasion de l’Ukraine, l’Alliance atlantique voit au contraire une équipée expansionniste, encore une, bâtie sur le brutal modèle des expéditions passées, mais totalement intolérable ce coup-ci.


Dès la première et expéditive séance de pourparlers russo-ukrainiens, se confirmait l’impasse ; mais on ne saurait jurer pour autant que le verdict des armes, atout maître aux mains du Kremlin, suffira pour trancher le débat. Avec le formidable coup de pied qu’a donné Poutine à la fourmilière européenne, une foule de paramètres nouveaux, et d’un poids souvent insoupçonné, sont venus se greffer sur l’équation purement militaire. Sans évidemment aller jusqu’à présumer de la peau de l’Ours russe, c’est d’abord un conflit long, sujet au classique risque d’enlisement, qui semble s’annoncer, en dépit de l’énorme déséquilibre des forces en présence, vu l’afflux d’armements occidentaux, tranquillement livrés à domicile (y compris par voie terrestre) à une résistance ukrainienne admirablement combative.


Vient ensuite la reconstitution en catastrophe d’une alliance militaire atlantique que l’on croyait percluse en raison de son apathie face à la bougeotte interventionniste des armées du Kremlin. Voilà qui fait même croire à d’aucuns que tant de laxisme, c’était peut-être, tout compte fait, la peau de banane sur laquelle a fini par glisser l’imprudent en entamant une promenade militaire de trop. En poussant plus loin encore l’imagination, branchée sur le mode politique-fiction, on pourrait aussi évoquer le célébrissime épisode de l’ambassadrice américaine à Bagdad, April Glaspie, laissant entendre à Saddam Hussein que l’Oncle Sam serait certes mécontent et inquiet, mais n’irait pas jusqu’à remuer ciel et terre si le président irakien exécutait sa menace d’annexer l’émirat de Koweït. C’est bien à ce moment pourtant que le téméraire mettait déjà un pied dans la tombe…


Ce qui n’a absolument rien d’une fiction par contre, c’est l’instantanéité, la sévérité, l’étendue, toutes inouïes, des sanctions qui se sont abattues sur la Russie ; les retombées de celles-ci sur la vie quotidienne et le moral de la population viendraient alors s’ajouter aux remous que suscite, partout, le spectacle des files de cercueils de soldats tombés au combat et ramenés au pays.


Toujours est-il qu’en l’espace de quelques heures à peine, la Grande Russie est devenue un hors-la-loi, un État voyou, un pestiféré exclu en grande partie des activités internationales en matière de transports, de finance et de banque, de sports, d’art et de culture. Le capital est poltron, comme on sait, et ses associés et complices de l’oligarchie mafieuse qui gouverne la Russie commencent déjà à se démarquer de Vladimir Poutine, à formuler même des critiques. Dans ses apparitions télévisées, le président lui-même paraît ailleurs, détaché des réalités. Lui qui prétend dénazifier l’Ukraine ne manque pas de rappeler un certain Führer, accès de rage en moins, quand, de son regard de glace, il fait bredouiller de terreur son directeur du renseignement, trop lent à la détente. Ou encore quand il menace de recourir à l’arme suprême, absolue, pour écraser l’ennemi, ce qui n’est certes pas signe d’assurance.

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On aura gardé pour la fin les énormes dégâts – géopolitiques cette fois – que s’est infligés le Russe, dès l’instant où il déboulait de sa toundra, toutes bouches à feu en action. Du lot de pays d’Europe cherchant abri et protection à l’Ouest, se distinguent surtout la Suède et la Finlande. La première a longtemps passé pour un modèle de neutralité ; devenue officiellement non-alignée, voilà soudain qu’elle est fortement tentée, peuple et gouvernement, de frapper à la porte de l’OTAN, dont elle est seulement la partenaire.


Plus renversant encore est le cas de cette Finlande qui a donné son nom à une des principales doctrines issues de la même guerre, qui est maintenant en proie à la même obsession. La finlandisation est la neutralisation forcée, contrainte, à laquelle doit se résoudre un petit pays limitrophe d’une gigantesque puissance, si seulement il veut se faire l’économie d’une occupation en règle. Si le terme ne se veut pas péjoratif mais pragmatique, il conserve inévitablement une nette connotation réductrice, puisqu’il implique une claire limitation de souveraineté.


La finlandisation continuera certes d’être enseignée, disséquée et commentée dans tous les instituts des sciences politiques. Le seul problème, bravo Vladimir Poutine, c’est que la Finlande, elle, ne veut plus désormais en entendre parler.


Issa GORAIEB

igor@lorientlejour.com

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