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Culture - Colloque

De Tintin à Décris-ravage : le monde arabe et ses représentations dans la bande dessinée francophone

Un colloque rassemblant des auteurs, des historiens, des comédiens et des metteurs en scène, qui ont interrogé la présence du monde arabe dans la bande dessinée francophone, a eu lieu vendredi au Collège de France à Paris. L’occasion de mettre en valeur la plasticité d’un genre en pleine évolution et d’en souligner toutes les potentialités.

De Tintin à Décris-ravage : le monde arabe et ses représentations dans la bande dessinée francophone

Le professeur Henry Laurens et l’écrivain et ancien ministre Hervé Gaymard. Gianni Giuliani/iReMMO

L’amphithéâtre Marguerite de Navarre du Collège de France à Paris a accueilli le 18 décembre différents spécialistes et artistes afin d’analyser la trajectoire du traitement du monde arabe dans la bande dessinée, passant d’une vision plaisante et stéréotypée, qui s’est laissé gagner, au fil du XXe siècle, par des réalités politiques plus complexes. Ce colloque s’intègre dans le cadre de l’année de la bande dessinée au Collège de France ; il a été imaginé par Henry Laurens et Dima Alsajdeya (chaire d’histoire contemporaine du monde arabe du Collège de France) ainsi que Anne Millet (IReMMO). Il a bénéficié du soutien de la Fondation Hugot du Collège de France, du ministère français de la Culture et de la Micol (Mission interministérielle de coordination pour le Liban).

C’est le professeur Henry Laurens qui a lancé la journée, rappelant que les lecteurs de bande dessinée ont évolué au fil du temps. « Elle a longtemps été destinée à la jeunesse, alors qu’aujourd’hui elle s’adresse plutôt à un public adulte. Étant destinée à la jeunesse, elle a été soumise à une forte censure, ce qui n’a pas empêché, en France, de voir une réelle distinction entre une bande dessinée issue de la presse communiste (Vaillant par exemple) et une autre, dite franco-belge, regroupée autour des magazines pour la jeunesse comme Spirou, Tintin et plus tardivement Pilote. Il faut y ajouter, pour les plus jeunes, Le Journal de Mickey qui comprend en grande partie des bandes américaines. Cette catégorie a pu avoir une très forte influence sur la constitution des imaginaires de plusieurs générations, d’autant plus qu’il n’y avait pas de concurrence forte en dehors de la télévision », constate l’historien, qui a ensuite projeté un certain nombre de planches devant le public pour rendre compte de ce qui pouvait être un imaginaire d’enfant des années 1950 et 1960, en ce qui concerne le monde arabe contemporain.

« Avec Tintin au pays de l’or noir, dont la première version s’étale de 1939 à 1950, le jeune lecteur ne comprend pas grand-chose à l’épisode palestinien, où Tintin est successivement enlevé par l’Irgoun puis par les Arabes. Puis on entre dans les démêlés entre les émirs du désert et les compagnies pétrolières. Dans Coke en Stock, composé entre 1956 et 1958, nous avons les bédouins qui s’installent à Moulinsart. L’album porte sur la question de l’esclavage dans la péninsule Arabique, ce qui était alors d’actualité. On peut penser que cet émir bédouin s’inspire de la personnalité de l’émir Faysal, lors de la conférence de la paix, et d’ibn Saoud », ajoute l’historien qui n’oublie pas de mentionner le fameux « gâteau de miel », Abdallah, le fils chéri de l’émir ben Kalish Ezab qui est directement pris d’une photographie du jeune Faysal II d’Irak. « Dans les années 1960, on va voir se multiplier les images du souverain arabe multipliant les gestes dispendieux. Le modèle évident est le roi Saoud d’Arabie saoudite. Mais ce souverain se trouve toujours inquiété par des risques de coup d’État. C’est le cas des Vacances sans histoires de Spirou publié en 1958 », poursuit Laurens.

Pour mémoire

Beyrouth, carrefour de la BD

L’écrivain et ancien ministre Hervé Gaymard a ensuite évoqué d’autres albums emblématiques, comme ceux de Charlier et Hubinon, avec Buck Danny, comme Les Trafiquants de la mer Rouge (1952). « On y constate des incohérences chronologiques et politiques : l’intrigue se déroule après la Seconde Guerre mondiale, et on y fait référence à des guerres tribales en Arabie saoudite, or celles-ci se sont terminées en 1926. De plus, on va voir une patrouille britannique dans le désert, ce qui est anachronique car, à cette époque, la présence militaire était déjà américaine », commente Gaymard.

Ce sont ensuite des planches de Mirages sur l’Orient (1963) qui sont projetées, où Tanguy et Laverdure se retrouvent en mission en Israël. « Il s’agit de vendre des avions aux Israéliens, cette entente franco-israélienne, héritée de la quatrième république, prendra fin avec le général de Gaulle. Il y a peu de références à la rue arabe et l’enjeu est essentiellement une historie d’espionnage. Dans Baroud dans le désert, il est question d’un officier en formation qui ressemble beaucoup au roi Hussein, qui règne sur un royaume entre la Jordanie et l’Irak aux réserves pétrolières conséquentes. Dans ces albums de Tanguy et Laverdure qui se déroulent au Moyen-Orient, on retrouve des détournements d’avions et des prises d’otages, qui reflètent l’atmosphère des années 70. En 2018, les deux héros reviennent et se confrontent à une secte fondamentaliste », souligne celui qui insiste sur l’évolution des scénarios selon l’actualité. Dans son corpus, l’ancien ministre commente également des ouvrages réalisés autour de la figure de Lawrence d’Arabie, dont celui de Lucien Combelle. Il termine en évoquant les bandes dessinées contemporaines les plus intéressantes à ses yeux, Le long voyage de Léna, de Pierre Christin, Yalla bye !, de Joseph Safieddine ou encore Haytham, une jeunesse syrienne, de Nicolas Hénin.

L’un des bédéistes assistant au colloque entrain de croquer les participants à la première table ronde. Gianni Giuliani/iReMMO

Lancer du papier trempé sur scène pour rejeter les stéréotypes

Une table ronde a ensuite rassemblé Jacques Ferrandez, Adeline Rosenstein et Alex Baladi, modérée par Benoît Peeters, l’occasion pour les différents participants de revenir sur leurs pratiques créatrices et sur le renouvellement du traitement des questions historiques contemporaines, selon des modes de représentation différents.

Dans ses Carnets d’Orient, constitués de dix volumes, Jacques Ferrandez évoque ce qui a fondé son écriture, construite autour d’une volonté d’appréhender l’historie algérienne dans toute sa complexité. Son approche l’amène à consulter différents types de documents, comme des carnets de peintres, de militaires mais aussi des témoignages. Or comme le souligne Peeters, « décrire un pays est déjà un instrument de pouvoir, une représentation cartographique peut déjà être chargée de violence ». Carnets d’Orient est constitué de confrontations d’écrits, d’aquarelles, de planches narratives et de restitutions du carnet d’un peintre fictif. Ainsi, plusieurs codes de représentation sont utilisés pour encourager une plasticité interprétative. « J’ai souhaité montrer comment l’orientalisme est une courroie de transmission de l’entreprise coloniale. Mon personnage n’appartient pas à un camp précis, mon imaginaire s’appuie sur le travail des historiens et, comme Camus, je ne cherche pas à choisir un camp, en veillant à ne pas plaquer le système de valeurs du monde contemporain sur une période révolue », poursuit celui dont les albums ont été traduits en arabe, et qui a été également exposé aux Invalides.

C’est ensuite la série Décris-ravage qui est évoquée, par la comédienne Adeline Rosenstein et l’auteur Alex Baladi, retenu en Allemagne par une tempête, mais présent par zoom. Dans un style un peu lunaire, la metteuse en scène allemande dévoile la genèse de ces trois albums, dont le quatrième est en préparation. « Lorsque Alex a été rédacteur en chef d’un numéro de la revue Mon lapin, je lui ai proposé cinq pages qui rendaient compte de mon travail de scénariste autour de mon spectacle sur la Palestine. » L’auteur suisse d’origine libanaise surenchérit en expliquant que c’est ce qui lui a donné envie de transcrire le travail scénique de Rosenstein sous forme de bande dessinée, en travaillant la tension sous-jacente de son travail.

Les lecteurs de la bande dessinée ont évolué au fil du temps. Gianni Giuliani/iReMMO

« Le spectacle est construit autour d’un refus d’accorder de la foi à des documents, des tableaux ou autres sources, qui traversent l’imaginaire public. Je me sers de papier trempé, et lorsque l’on évoque ces images, on lance ce papier sur le mur, pour éviter la reproduction de stéréotypes racistes et orientalistes. Nous sommes des héritiers de ce fatras douloureux, au théâtre comme dans la bande dessinée », explique la comédienne. Décris-ravage tend à montrer le danger qu’il y a à détruire ce que l’on est en train de décrire. Dans ses ouvrages, Baladi remet en cause la narration traditionnelle, certaines de ses pages, de facture classique, sont taguées, ou gribouillées pour en souligner la dimension peu efficiente. « On s’est demandé comment faire une bande dessinée sans images, en nous interrogeant sur la fabrication d’un regard sur la Palestine. Le premier volume s’intéresse à l’Égypte, les deux suivants à la Palestine. Par notre travail, on s’interpose face aux forces oppressantes, sur le front culturel. On a compilé des témoignages, toutes générations confondues, mais aussi des analyses d’historiens, comme Henry Laurens, ainsi que des textes théâtraux d’auteurs palestiniens », précise la jeune artiste.

Les recherches graphiques de Baladi sont multiples. « Pour les témoignages, j’ai choisi de les formaliser sous forme de zigzags, avec des dessins assez fouillés. Lorsque les cases ont une dimension historique, j’ai recours à un format plus classique. On trouve aussi des cases chantier, qui matérialisent le geste de l’écriture lui-même, on peut voir une mine crayon qui apparaît parfois, un cutter ou du papier découpé. Le souvenir est représenté de manière floue, les photos ou les extraits de livres, de manière plus nette », enchaîne Baladi, chez qui l’écrit semble être la matière elle-même de la bande dessinée, comme pour en explorer les potentialités et les limites. « Ce qui m’intéresse, c’est le texte pris comme une image, mais les textes en langue étrangère sont traduits », ajoute celui qui cite des textes littéraires en les disposant au cœur de la page. Ils sont entourés de dialogues qui évoquent la traduction elle-même et qui discutent des événements évoqués dans les extraits. Ainsi, Décris-ravage propose un flirt intéressant entre la bande dessinée, la littérature et l’essai. La première de couverture du second volume représente un grand miroir, qui invite le lecteur européen à se regarder en face. « Dans ce volume, j’ai représenté le dessin d’une carte géographique en trois dimensions, qui se replie sur elle-même et se transforme en boîte, dans laquelle le géographe est enfermé », commente l’auteur, qui revisite sans cesse les habitudes de consommation du savoir. Le tracé d’une carte apparaît comme une sorte de travail à la hache, qui ravage plus qu’il ne décrit.

Deux autres tables rondes ont suivi cet échange érudit et passionnant, questionnant la bande dessinée en tant qu’art engagé, avec Jean-Pierre Filiu, David B. et Nadia Nakhlé. Le dernier sujet interrogeait l’exil et la double culture, avec Zeina Abirached, Barrack Rima, Noémie Honein et Brigitte Findakly. Ce colloque riche et ambitieux sera en ligne prochainement sur la chaîne YouTube du Collège de France.

L’amphithéâtre Marguerite de Navarre du Collège de France à Paris a accueilli le 18 décembre différents spécialistes et artistes afin d’analyser la trajectoire du traitement du monde arabe dans la bande dessinée, passant d’une vision plaisante et stéréotypée, qui s’est laissé gagner, au fil du XXe siècle, par des réalités politiques plus complexes. Ce colloque s’intègre...

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