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Économie - Monnaie

Taux de change : objectif et limites de la récente stratégie interventionniste de la BDL

Grâce à la circulaire n° 161, la stratégie de Riad Salamé de prendre progressivement le contrôle du marché parallèle, via la plateforme Sayrafa, semble avoir réussi... du moins pour le moment

Taux de change : objectif et limites de la récente stratégie interventionniste de la BDL

Après être tombée à sa valeur la plus basse au début du mois, s’échangeant à 33 700 livres pour un dollar sur le marché parallèle, la livre libanaise s’est considérablement redressée ces derniers jours et oscille maintenant autour de 22 700 livres. Photo d’archives Joseph Eid/AFP

Après être tombée à sa valeur la plus basse au début du mois, s’échangeant à 33 700 livres pour un dollar sur le marché parallèle, la livre libanaise s’est considérablement redressée ces derniers jours et oscille désormais autour de 22 000 livres. Une appréciation qui s’est produite parallèlement à une série de mesures de la Banque du Liban (BDL) visant à soutenir sa plateforme de change, la dénommée Sayrafa, et à écarter les changeurs du marché parallèle. Pour le moment, la tentative semble fonctionner, mais les experts et certaines sources au sein du secteur bancaire se demandent si cette stratégie est réellement durable.

Depuis le début de la crise économique et financière en 2019, les Libanais sont soumis aux conséquences dramatiques de la panne du secteur bancaire, d’une inflation galopante, de pénuries de produits de base et d’une monnaie nationale prise dans une spirale infernale. Si deux gouvernements se sont depuis succédé depuis le début de la crise, comme la plupart de leurs prédécesseurs, tous deux ont préféré déléguer à la BDL la tâche de trouver des solutions à la crise financière. Dans une nouvelle tentative de normaliser la réalité économique du pays, la plus récente des mesures monétaires prises par la banque centrale est ainsi incarnée par la circulaire n° 161.


La stratégie de la BDL via la circulaire n° 161

La première version de ce texte, publiée le 16 décembre, promettait de mettre à disposition des établissements bancaires des dollars au taux dollar/livre de Sayrafa, alors fixé à 22 300 livres tandis que le taux du marché libre était d’environ 27 500 livres. Malgré le fait que ce nouveau mécanisme permettait alors aux bénéficiaires d’en tirer un profit instantané en revendant aux changeurs du marché parallèle, et à un taux dollar/livre légèrement plus élevé, les billets verts achetés aux banques au taux Sayrafa, rien n’avait vraiment changé sur le marché des devises et la dépréciation de la livre s’était poursuivie. Celle-ci atteignait ainsi, deux semaines après la publication de cette circulaire, son record historique (33 700 livres le dollar) et tout indiquait que cette chute n’allait pas s’arrêter là. Craignant un retour de flammes de l’opinion publique, alors que les élections législatives et les négociations avec le Fonds monétaire international (FMI) se profilaient à l’horizon, le Premier ministre Nagib Mikati a réuni le ministre des Finances Youssef Khalil et le gouverneur de la BDL Riad Salamé, et leur a demandé de faire tout leur possible pour empêcher que la livre ne perde davantage de terrain.

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C’est ainsi qu’est née la deuxième version de la circulaire n° 161, publiée à l’issue d’une réunion d’urgence le 11 janvier, sur fond d’un effondrement de la monnaie nationale, et incluant une mise à jour majeure. Cette fois-ci, la BDL promettait de supprimer tous les quotas sur les liquidités mensuelles en livres qu’elle fournissait aux banques et de mettre à leur disposition des dollars en quantité illimitée. En un peu moins de deux semaines, la livre s’appréciait d’environ 47 %.

Pour un banquier, qui comme la plupart des sources du secteur bancaire s’est confié à L’Orient Today sous couvert d’anonymat, la promesse de Riad Salamé d’inonder le marché avec une quantité illimitée de dollars est comparable à la stratégie de la Banque centrale européenne en 2012, lorsque son président Mario Draghi avait promis de « faire tout ce qu’il faut » pour défendre l’euro. Si les deux situations diffèrent dans de nombreux détails, elles se retrouvent au niveau d’une stratégie visant à influencer le ressenti du public et briser la dynamique négative.

Ce retournement de situation sur le marché n’est pas toutefois sans précédent. Entre le 16 juillet, au lendemain de la récusation de Saad Hariri en tant que Premier ministre désigné, et le 26 juillet, lors de la désignation de son successeur Nagib Mikati, le taux dollar/livre était passé de 23 300 livres à 16 600 livres pour un dollar, soit une appréciation d’environ 40 %, puis du 9 au 16 septembre (lorsque Nagib Mikati a formé le nouveau gouvernement), le taux est passé de 19 550 livres à 13 650 livres, soit une hausse d’environ 43 %.

Néanmoins, cette nouvelle mesure semble avoir réussi à momentanément briser le cercle vicieux de la dépréciation de la livre et à lui apporter une indispensable stabilité, même si le taux de change est encore inférieur de plus de 90 % à la parité officielle de 1 507,5 livres pour un dollar et d’environ 40 % au record atteint à la mi-septembre.

En plus de contenir la forte baisse de la livre, la circulaire n° 161 a en quelque sorte validé le concept même de l’obscure plateforme de change de la BDL, dont seuls les banquiers et les cambistes semblent avoir percé les secrets. La plateforme Sayrafa, dont le nom signifie en arabe « banque » ou « échange d’argent », a été créée à l’origine pour lutter contre les agents de change illégaux et rendre plus transparentes les transactions quotidiennes en dollars. Elle obligeait ainsi les changeurs officiels à communiquer à la BDL toutes les transactions en devises entre eux et leurs clients.

Concrètement, du 26 juillet 2021, date à laquelle la banque centrale a commencé à communiquer quotidiennement le taux Sayrafa, et jusqu’au 12 octobre, date à laquelle la société de transfert d’argent OMT y a été ajoutée, Sayrafa a enregistré des montants de transactions peu élevés. De fait, le montant quotidien moyen négocié pendant cette période était inférieur à 1,5 million de dollars. Afin d’augmenter le volume des transactions sur la plateforme et de faire en sorte que les prix reflètent réellement la dynamique de l’offre et de la demande, la banque centrale y a ajouté les banques et les sociétés de transfert de fonds. Entre le 12 octobre et le 16 décembre – date de publication de la circulaire n° 161 –, le montant quotidien moyen en dollars déclaré sur la plateforme a atteint 5,4 millions de dollars, soit plus du triple du montant moyen quotidien enregistré sur la première période. Entre le 16 décembre et le 11 janvier, date à laquelle les dollars ont été promis aux banques en quantités illimitées, le montant quotidien moyen enregistré a encore triplé par rapport à la période précédente, pour atteindre 16 millions de dollars. Depuis le 11 janvier, la plateforme enregistre des montants de plus de 35 millions de dollars. Si l’échantillon est encore faible pour tirer des conclusions durables, la stratégie de la BDL semble fonctionner, du moins pour le moment.


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Riad Salamé a toujours affirmé que seules les transactions enregistrées sur la plateforme Sayrafa sont un reflet exact de la valeur de la livre. En conséquence, il a demandé à plusieurs reprises la fermeture d’autres applications illégales et suspectes, soulignant que ces plateformes ne font que permettre la manipulation des prix, semer la confusion et générer des profits pour quelques commerçants. Le 4 janvier, la Banque du Liban a ainsi adressé des avertissements à 188 changeurs pour ne pas avoir enregistré la vente et l’achat de dollars sur Sayrafa et leur a demandé de s’y conformer dans un délai de 40 jours, au risque de se voir retirer leur licence. Plus récemment, le juge Ahmad Mezher a rendu une décision préliminaire désignant l’expert David Salloum pour tracer les plateformes illégales afin de les fermer.

Selon un haut fonctionnaire d’un établissement bancaire, il s’agit de la stratégie classique du « gagnant qui rafle la mise », mais avec une particularité : la BDL bénéficie de tout l’appui du gouvernement. Cela signifie que la plateforme Sayrafa « les dominera toutes » et finira par s’emparer de la majeure partie du marché, explique le banquier, ajoutant que « toutes les actions du gouverneur à ce jour vont dans ce sens ». En outre, en unifiant le taux du marché et le taux Sayrafa, Riad Salamé aura réussi à faire taire les affirmations selon lesquelles Sayrafa surévalue constamment la livre et ne reflète pas fidèlement le marché du dollar par rapport à la monnaie nationale.

Les données compilées par L’Orient Today montrent que le taux dollar/livre de Sayrafa a été en moyenne à 15 % supérieur au taux du marché parallèle mais, depuis le 11 janvier, la différence s’est réduite à environ 2 %. Si sa stratégie réussit sur le long terme, Riad Salamé se rapprochera un peu plus de l’une des conditions à une aide financière du FMI, à savoir l’unification des multiples taux de change au Liban. La domination du marché des devises par Sayrafa donnera également à la banque centrale l’occasion de supplanter les changeurs qui échappent au contrôle direct de la BDL et de les remplacer par les banques qui sont sous sa supervision directe, en devenant de facto les nouveaux changeurs du pays.

Sur le terrain, les changeurs contactés par L’Orient Today ont déjà déclaré que les clients ne leur achetaient plus de dollars et que peu d’entre eux en vendaient encore, tandis qu’un nombre croissant d’entre eux se tournaient vers les banques.

Les clients qui reçoivent des dollars de leurs banques au taux Sayrafa et qui ont besoin de livres n’ont de fait plus aucun intérêt à vendre ensuite leurs dollars à un changeur au même taux que celui de Sayrafa et préfèrent les revendre directement sur place à la banque. À son tour, la banque enregistre les deux transactions sur la plateforme et c’est ainsi que Sayrafa captera progressivement la majeure partie du flux sur le marché. Ainsi, avec l’augmentation des montants en dollars enregistrés sur Sayrafa, la convergence récente du taux du marché parallèle et du taux Sayrafa, ainsi que la répression des autres plateformes et des changeurs illégaux, la stratégie de Riad Salamé prend progressivement le contrôle du marché des changes et le consolide sous le contrôle de la BDL.

Cette tournure des événements profitera par exemple aux ONG. Certains rapports indiquaient en effet que les ONG qui reçoivent des fonds en dollars de l’étranger étaient lésées par les banques lors de la conversion des dollars en livres. Désormais, les ONG pourront effectuer leurs transactions au taux Sayrafa, celui-ci étant devenu quasi identique au taux du marché. Si Sayrafa s’empare ainsi du marché des devises, cela aura également des répercussions importantes sur la conduite des affaires gouvernementales. En effet, si le pays passe officiellement d’un système monétaire fixe à un système flottant, le gouvernement aura besoin d’un taux de référence pour son budget, pour le recouvrement des impôts, les contrats en devises et pour toutes les autres activités.


Cette stratégie fonctionnera-t-elle à long terme ?

Certains experts estiment toutefois que la banque centrale et les ministères gaspillent leurs efforts à traquer les applications de taux de change et les changeurs d’argent illégaux. Selon eux, la cause première de la dépréciation de la livre n’est pas la prolifération des plateformes en ligne ni la poignée d’individus qui échangent des dollars sur le marché parallèle, mais plutôt la détérioration des fondamentaux économiques du pays. Selon eux, la perte de confiance dans la livre, qui s’ajoute à une défaillance de longue date de la gouvernance, est le résultat logique, d’une part, d’une politique monétaire menée pendant des décennies qui a conduit à l’accumulation de pertes dans le bilan de la BDL et, d’autre part, de la mauvaise gestion des réserves de devises pendant cette crise.

Sur ce dernier point, la politique des subventions sur l’importation de certains biens et denrées essentiels, mise en place par la Banque du Liban à l’automne 2019 puis mise à l’arrêt pour la plupart aujourd’hui, en est un exemple. Selon l’ancien ministre des Finances Ghazi Wazni, les importations subventionnées ont coûté 6 milliards de dollars par an, drainant les réserves de devises, dont seul un petit pourcentage des marchandises est allé aux personnes dans le besoin. Selon un rapport de l’Unicef et de l’Organisation internationale du travail, 80 % des subventions ont bénéficié aux riches ainsi qu’aux commerçants et aux contrebandiers. « Pourquoi cet argent n’a-t-il pas été utilisé pour rembourser les dépôts et protéger les gens de la dépréciation de la livre ? » s’interroge un autre banquier de haut rang, ou encore « utilisé pour la modernisation de l’infrastructure énergétique et d’autres investissements dans des projets sociaux essentiels ».

Dans ce contexte, certains craignent que les récentes actions de la BDL ne soient semblables à celles mises en œuvre dans les années précédant la crise financière pour attirer de nouveaux dépôts en dollars, les fameuses « ingénieries financières », c’est-à-dire des tactiques utilisées pour gagner du temps sans offrir de solutions durables. Les banquiers interrogés s’accordent ainsi à dire que le risque que la stratégie de Riad Salamé se solde par un échec est élevé, notamment en l’absence d’un plan économique cohérent. L’absence d’une stratégie fiscale solide et la dépendance totale à l’égard du gouverneur ont déjà conduit le Liban à la situation actuelle, rappelle également l’un des banquiers interrogés.


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En outre, les réserves de devises sont limitées et se sont amenuisées à un rythme alarmant. En 2012, Mario Draghi avait pour lui la mainmise sur l’impression de l’euro et le soutien de l’Europe. Riad Salamé n’a lui que ce qui reste de devises au Liban, soit un montant actuellement estimé entre 12 et 14 milliards de dollars. Si la banque centrale continue à injecter des dollars dans le système au rythme actuel de 30 à 40 millions de dollars par jour, cela représentera 1 milliard de dollars en un mois, soit un peu moins de 10 % des réserves restantes. Fixer le taux dollar/livre à 24 000 livres, comme à 1 507,5 livres, nécessiterait des interventions permanentes et la stratégie pourrait se retourner contre la BDL si le marché sent que l’institution faiblit et qu’aucune autre intervention sur le marché n’est possible. Une éventualité possible en raison de la diminution des réserves de devises ou si le gouvernement ne parvient pas à conclure un accord avec le FMI. L’un ou l’autre de ces scénarios pourrait alors entraîner le pays dans une spirale où la parité serait impossible à défendre et où le pays tomberait dans l’hyperinflation.

Interrogé par L’Orient Today sur la durée pendant laquelle la BDL est prête à poursuivre son intervention sur le marché, un porte-parole de la banque centrale répond qu’il n’y a « aucune date limite » et rappelle les récents commentaires du gouverneur à cet effet. Bien que pour l’instant Riad Salamé semble avoir le soutien de Nagib Mikati, il n’en demeure pas moins qu’il est confronté à une bataille difficile, alors que plusieurs enquêtes internationales portent sur ses pratiques et que certains anciens soutiens politiques appellent à sa démission.

Cet article a été originellement publié en anglais le 21 janvier sur le site de L’Orient Today


Après être tombée à sa valeur la plus basse au début du mois, s’échangeant à 33 700 livres pour un dollar sur le marché parallèle, la livre libanaise s’est considérablement redressée ces derniers jours et oscille désormais autour de 22 000 livres. Une appréciation qui s’est produite parallèlement à une série de mesures de la Banque du Liban (BDL) visant à soutenir...

commentaires (6)

La canaille politichienne et les crapules bancaires veulent amener le taux de change a 20000 LL pour 1 $ juste le temps de passer leur projet de lirification. Apres avoir lirifie les depots, le taux de change pourra decrocher jusqu' a 60000 sans probleme pour parachever leur saloperie de haircut. L'element nouveau est que le FMI semble avaliser cette operation d'escroquerie a grande echelle. Kellon ya3ne kellon. FMI compris ?

Michel Trad

19 h 26, le 31 janvier 2022

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Commentaires (6)

  • La canaille politichienne et les crapules bancaires veulent amener le taux de change a 20000 LL pour 1 $ juste le temps de passer leur projet de lirification. Apres avoir lirifie les depots, le taux de change pourra decrocher jusqu' a 60000 sans probleme pour parachever leur saloperie de haircut. L'element nouveau est que le FMI semble avaliser cette operation d'escroquerie a grande echelle. Kellon ya3ne kellon. FMI compris ?

    Michel Trad

    19 h 26, le 31 janvier 2022

  • Tant qu’ils paient avec nos dépôts, la "stratégie" de la BDL pourra continuer. Pour l’instant ils peuvent encore gratter quelques miettes par ci par là. Dès qu’il n’y aura plus rien à grapiller, qu’ils devront mettre la main à la poche, ou bien rendre des comptes, ça s’arrêtera tout seul. Maximum dans 12 mois donc. Mais ils vont nous précipiter dans une nouvelle guerre civile avant ça. Vous vous imaginez l’excuse en béton qu’une guerre civile leur fournira? Rien ne sera plus de leur faute…

    Gros Gnon

    10 h 35, le 31 janvier 2022

  • SER2ET MESREYET EL 3ALAM 3AL TALE3 OU 3AL NEZEL.

    LA LIBRE EXPRESSION

    07 h 05, le 31 janvier 2022

  • Pourquoi il y a deux fois Juillet 2021 sur ses graphes? Ça ne fait pas très sérieux...

    Gros Gnon

    01 h 28, le 31 janvier 2022

    • Bonjour, L'erreur a été corrigée. Merci ! Bien à vous,

      L'Orient-Le Jour

      12 h 48, le 31 janvier 2022

  • Excellent, didactique, clair dans ses explications. Reste à espérer qu’il se trompe et que la stratégie de la BDL tienne la route.

    Marionet

    00 h 22, le 31 janvier 2022

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