Sable fin, lagon bleu turquoise, palmiers et bungalow. « Dor Beach » est une station balnéaire comme il y en a des dizaines le long de la côte israélienne. À un détail près : à une trentaine de kilomètres au sud de Haïfa, la plage a été bâtie sur les ruines de Tantura, un village rayé de la carte il y a près de 74 ans. Sous le parking de l’un des rivages les plus populaires d’Israël, s’entassent les cadavres de centaines de Palestiniens tués lors de la guerre de 1948-1949, ayant opposé les groupes paramilitaires juifs pré-étatiques aux contingents arabes. Si les faits avaient déjà été établis par certains historiens, ils sont désormais accessibles au grand public grâce aux révélations apportées par un nouveau documentaire projeté en avant-première le week-end dernier dans le cadre du Sundance Film Festival, aux États-Unis.
Tantura, du réalisateur Alon Schwarz, plonge au cœur d’une mémoire ultrasensible, ces quelques jours décisifs qui ont scellé le sort des habitants du bourg méditerranéen. Le 14 juin 1948, un mois jour pour jour après la déclaration d’indépendance du nouvel État israélien, des soldats de la brigade « Alexandroni » achèvent la conquête militaire de ce qui n’était alors qu’un modeste village de pêcheurs palestiniens. Mais en place et lieu des images policées diffusées par la propagande officielle, le documentaire donne à voir la partie la plus noire de l’épopée sioniste. Après avoir « trié » femmes et enfants, les soldats tuent les prisonniers à tour de bras et pillent les maisons, laissant derrière eux un amoncellement de cadavres qui seront déchargés dans une fosse commune, quelques jours plus tard.
Tandis qu’un mémorial a été érigé sur place pour rendre hommage aux soldats juifs tombés au front, le véritable récit des événements de Tantura avait sombré dans l’oubli pendant des décennies. « Je ne l’ai dit à personne, pas même à ma femme. Qu’est-ce que je suis censé lui dire, que je suis un meurtrier ? », reconnaît un ancien soldat de la brigade.
Car le documentaire repose sur les témoignages inédits de combattants qui, à parfois plus de 90 ans, ont décidé de sortir de leur silence. À travers les confessions de Yitzaak, Yaakov, Haïm et les autres, le tableau des événements de mai 1948 est peu à peu reconstitué. Beaucoup affirment ne pas se souvenir. Certains nient l’existence d’un « massacre » à proprement parler. Mais la plupart relatent des faits qui, mis bout à bout, concordent. Cette « vérité sans équivoque », selon les mots du quotidien Haaretz, est celle de l’assassinat en masse de prisonniers palestiniens, désarmés, en marge des combats militaires.
Les chiffres ne sont pas clairs. Quelques dizaines, jusqu’à plusieurs centaines de victimes. « 270 ou 280 corps » se souvient Motel Sokoler, en charge de l’enterrement à l’époque. Parmi les combattants, certains occuperont par la suite des postes de responsabilité, comme cet officier ayant abattu « un Arabe après l’autre », qui deviendra « un gros calibre au sein du ministère de la Défense ». L’épisode est décrit comme « sauvage » ou « inhumain ». « Bien sûr que nous les avons tués », admet l’un deux, pendant qu’un autre s’interroge : comment « est-ce possible de rester normal après cela ? ».
1998, les débuts de l’« affaire Tantura »
Si la sortie du documentaire a fait polémique, ce n’est pas la première fois que le pays tremble au souvenir de Tantura. En 1998, Teddy Katz, un étudiant alors quinquagénaire de l’Université de Haïfa, déclenche l’ire de l’establishment militaire en publiant une thèse de Master, sous la direction de l’historien israélien Ilan Pappé, qui dénonce le massacre. La thèse, qui contient de nombreuses sources reprises dans le documentaire, est validée par l’université. Mais son entrée dans le débat public, après la publication d’un article en janvier 2000 dans le journal israélien Maariv, change la donne. Une association d’anciens combattants intente un procès en diffamation et un nouveau comité universitaire disqualifie la thèse. Sous pression, Teddy Katz signe une lettre d’excuse qui invalide ses propres écrits et accélère l’expédition du dossier judiciaire. L’« affaire Tantura » pousse Ilan Pappé à quitter l’université, en 2007, poursuivant sa carrière universitaire au Royaume-Uni.
Une fois le scandale retombé, seul le débat entre historiens spécialisés se prolonge au sein de quelques cercles restreints. Certains, à l’instar de Yoav Gelber, reconnaissent qu’il y a eu des morts, mais nient l’existence d’un « massacre ». D’autres comme Benny Morris, chef de file des nouveaux historiens (mouvement israélien des années 80 ayant remis en question la version officielle des événements de 1948-1949) estiment que le « nettoyage forcé » du village est indéniable. S’il reste circonspect quant à l’existence de « preuves irréfutables d’un massacre à grande échelle », l’historien déclare en 2009 dans un entretien au Haaretz que des « crimes de guerre » et « un ou deux cas de viols » ont également été documentés à Tantura.
Aujourd’hui, les révélations du documentaire d’Alon Schwarz apportent une reconnaissance inédite, publique, à ceux qui dénoncent les faits depuis plusieurs décennies. La presse israélienne y consacre des sujets, comme Haaretz qui titre sur « les fantômes de Tantura » et la « fin du silence ». « À l’époque, le journal avait tourné en ridicule mes recherches, me présentant au mieux comme peu sérieux, au pire comme un cinglé », se souvient sur son compte Facebook Ilan Pappé, en réaction au débat suscité ces derniers jours par la sortie du documentaire.
Ce n’est pas la première fois que des documentaires tentent d’aborder la question de la Nakba, ni que des anciens soldats témoignent, face caméra, afin de partager leur souvenir des combats. De (très) timides avancées ont également été enregistrées dans le secteur éducatif, comme par exemple la publication en septembre dernier d’un manuel scolaire mentionnant, pour la première fois dans l’histoire du pays, une responsabilité israélienne dans le départ des populations arabes. Mais si les lignes bougent, c’est en marge et de manière exceptionnelle. Pour les autres, c’est-à-dire une majorité, le sujet de 1948 n’existe tout simplement pas. « Il n’y a même pas l’ombre de tout cela à l’horizon au sein de la vie publique ici », regrette Avner Giladi, professeur à l’Université de Haïfa, en fin de documentaire.
Ce sont des crimes de guerre, nom de nom. Je croyais que l’on avait dit plus jamais ça, ni pour les uns et encore moins pour les autres.
13 h 58, le 27 janvier 2022