« Nous avons des cartes d’identité israéliennes. Nous travaillons. Nous respectons la loi. Mais tout cela ne veut rien dire pour l’État. Au lieu de cela, ils nous disent qu’une plante importée d’Europe a plus de droit qu’une personne non juive qui est née et a grandi ici. C’est ça, notre soi-disant démocratie. » En juin 2015, Ali Abou al-Qiyan, un Bédouin originaire du village d’Atir, se confiait au magazine en ligne israélo-palestinien +972. Près de sept ans plus tard, l’histoire balbutie : des émissaires du Fonds national juif (FNJ) sont envoyés dans le désert du Néguev pour transformer des bouts de désert en forêt. Avec un même objectif : occuper le terrain afin que d’autres ne le fassent pas. Les « autres », ce sont les Bédouins du Néguev. Ces Palestiniens originaires du sud du pays se mobilisent depuis dix jours afin de contrer la dernière opération en date du FNJ. L’organisme sioniste, qui fêtait hier son 120e anniversaire, a investi le village de Sawe al-Atrash (Néguev) depuis le 11 janvier afin de préparer le terrain avant de planter des arbres par milliers. En réaction, des milliers de locaux ont protesté pendant près d’une semaine, s’opposant à la police israélienne. 130 personnes, dont 20 mineurs, ont été arrêtées pour des charges de « dommages à la propriété publique » ou « agression contre agent de police ». Les images de ces derniers confrontant à main nue une police israélienne surarmée ont fait le tour des réseaux sociaux, replaçant la communauté au centre du débat national… jusqu’à provoquer une crise politique au cœur du gouvernement.
Car pour l’État hébreu, le Néguev est une région hautement stratégique, fournissant un accès au golfe d’Aqaba et à la mer Rouge, et point de contact avec le Sinaï. Certes, la bataille pour le contrôle militaire a été gagnée depuis longtemps. Mais sur le plan démographique, les 13 000 km² de désert n’ont jamais connu la judaïsation d’autres cantons, comme en Galilée. La zone, qui représente 60 % de la superficie totale du pays, n’accueille que 8 % de sa population, dont près de 35 % de Bédouins. Pour asseoir son contrôle, l’État cultive donc une stratégie offensive visant à occuper le terrain – littéralement – grâce à une politique de planification territoriale. Au sein de cette politique, le FNJ joue un rôle de premier plan, en tant que « sous-traitant de la Israel Land Administration, chargée du choix des lieux des plantations censées préserver le territoire », explique Souhad Bishara, directrice légale à Adalah, un centre de recherche basé à Haïfa chargé de la promotion des droits palestiniens.
« Préserver le territoire », en langage officiel, cela signifie empêcher la culture des terres par les Bédouins. Les agences publiques chargées de l’exécution en ont fait une politique persistante à travers les années, qui a transformé le sujet en litige d’ampleur nationale. En 2011, le « plan Prawer » prévoit, entre autres mesures, la relocalisation forcée de dizaines de milliers de familles, déclenchant un vaste mouvement de protestation en 2012-2013, qui a contraint le gouvernement à faire marche arrière.
#savethenaqab
Au début des années 2000, le gouvernement reconnaît une petite dizaine de villages bédouins, considérés jusque-là comme illégaux. Mais plus de 10 000 personnes continuent de vivre dans ces habitations illégales au regard du droit israélien, que l’État tente d’éliminer à coup d’évictions forcées, de démolitions et de déplacements. Au fil des années, le sort des tribus du Néguev devient pour beaucoup la preuve vivante que la Nakba, l’exode originel des Palestiniens en 1948, se poursuit jusqu’à aujourd’hui. Aux côtés des « assiégés » de Gaza, des « occupés » de Cisjordanie ou des « évincés » de Jérusalem, les Bédouins incarnent tout un pan de la cause nationale : c’est en ce sens qu’il faut lire les manifestations de solidarité ayant émergé ces derniers jours de Nazareth à Haïfa, tout comme la campagne de soutien en ligne #savethenaqab.
Mais si le problème est à la fois ancien et connu du public, c’est la première fois que la cause bédouine est présente au cœur de l’exécutif israélien. Depuis juin dernier, le parti arabe israélien Raam – ou Liste arabe unie (LAU) – a rejoint la coalition gouvernementale. Dans le Néguev, le mouvement islamique conduit par Mansour Abbas bénéficie d’une forte assise populaire, ayant obtenu près de 50 % des voix bédouines lors des dernières élections de mars 2021. Au sein du parti, Saeed Elkharumi, membre de la Knesset et leader de la communauté, représentait jusqu’à son décès en août dernier « la voix des Bédouins du Néguev », estime Jafar Farah, directeur du Centre Mossawa.
C’est précisément l’importance de l’électorat bédouin pour le mouvement, dont les quatre voix sont cruciales au maintien de la majorité parlementaire, qui a fait remonter l’incident au niveau national et menacé de faire basculer le gouvernement. « Le travail de boisement du FNJ a été fait sur des terres contestées sur lesquelles la justice ne s’est pas prononcée et dont les Bédouins affirment être propriétaires… Voilà leur point de pression sur le gouvernement », observe Elianne Kremer, directrice de recherche au Negev Coexistence Forum for Civil Equality (NCF), une organisation locale œuvrant pour le respect des droits des Bédouins.
Pourtant, c’est la présence du Raam au cœur de la politique nationale qui, paradoxalement, souligne aussi son impuissance à bousculer le cours des choses. Le train est en marche, et pour le stopper, le parti islamiste ne fait pas le poids. « Au cours des 15 dernières années, le Néguev a connu une nouvelle phase de judaïsation qui s’est traduite par une accélération des colonies, des opérations de boisement, la multiplication des camps militaires et des zones de tir (zones d’entraînement fermées, NDLR) », fait remarquer Ahmad Amara, chercheur en droit foncier ottoman et palestinien à l’Université al-Qods. C’est par exemple le village de Atir, détruit pour faire place à la forêt de « Yatir », plantée grâce au FNJ, ou encore les expulsions et démolitions à répétition du village d’Umm al-Hiran.
Édifice légal
En parallèle, la pression redescend d’un cran ailleurs, du moins en apparence. En 2005, les Israéliens se retirent de Gaza et, entre 1994 et 2007, vingt et une localités arabes de Galilée jusque-là considérées comme illégales sont reconnues. « La politique de confiscation des terres a presque entièrement été gelée dans le nord du pays, où une sorte d’équilibre de la terreur règne entre les populations arabes et les autorités publiques », remarque Jafar Farah. « La politique générale est celle d’une confiscation des terres sur base ethnique. Du nord jusqu’au sud, il s’agit de concentrer un maximum de Palestiniens sur une surface réduite. Beaucoup de localités peinent donc à étendre leur juridiction, créant des crises de logement… Mais dans le Néguev, le problème est que l’État refuse carrément de reconnaître certains villages bédouins », souligne Souhad Bishara.
Cependant, cette politique, qui semble aujourd’hui pilotée avec aise par le pouvoir central, n’est possible que dans la mesure où les fondements ont été posés en amont. Le transfert des populations commence d’abord en 1948 avec l’exode forcé de 85 % des Bédouins et se poursuit jusqu’en 1966, avec la concentration des populations restées sur place dans une zone fermée sous administration militaire (le « siyaj »). « À partir de là, l’État n’a pratiqué qu’une politique d’urbanisation forcée visant à concentrer les Bédouins dans des townships (petites localités créées à cet effet au cours des années 70 et 80, NDLR) », note Ahmad Amara.
L’infrastructure légale, ensuite, est le second pilier permettant à l’ensemble de tenir sur pied : une combinaison de lois diverses fournit aux institutions publiques les arguments juridiques pour défendre leur action : des lois héritées du mandat britannique, la loi des absents de 1951 qui permet aux autorités de récupérer les propriétés des Bédouins expulsés en 1948, la loi de construction de 1965, ou encore le code foncier ottoman de 1858, qui esquisse les grandes lignes de la « doctrine de la terre morte », qui servira à attribuer le titre de propriété à quiconque cultive une terre laissée en jachère. En parachevant cet édifice légal, l’État hébreu s’est en quelque sorte prémuni contre les fluctuations du politique, ce qui explique pourquoi un parti arabe en mesure de renverser le gouvernement continue de jouer dans la catégorie des poids plumes face aux mastodontes du système…
Le monde est sous tutelle sioniste
21 h 00, le 19 janvier 2022