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Nos Lecteurs ont la Parole

La tragédie historique de la jeunesse du Liban

La tragédie historique de la jeunesse du Liban

L’Œdipe aveugle à Colonus, « Antigone », tragédie de Sophocle en grec ancien. Photo Alamy Images

Naître dans tel ou tel pays modifie de fond en comble le destin d’une personne. De multiples événements échappent à l’emprise d’un homme, l’acculant à subir… sauf s’il choisit une autre vie sous d’autres cieux. Comme le précise Amin Maalouf dans Les Échelles du Levant : « La vie trouve toujours sa voie comme un fleuve détourné de son lit en creuse toujours un autre. » Cette réflexion véridique ne peut occulter en rien les épreuves, à répétition, de la jeunesse du Liban.

Retour en arrière sur la côte phénicienne du Liban. Sous les empires assyrien et babylonien, les populations des cités phéniciennes sont déportées par dizaines de milliers vers la Babylonie et Assur. Des familles entières sont déplacées, dont 10 à 20 % trouveront la mort sur ce chemin de l’exil. Les habitants de Tyr se regrouperont pour former à nouveau une ville dénommée « Tyr » en Assyrie, d’autres émigreront en Égypte où ils formeront une importante communauté phénicienne à Éléphantine en face de la ville d’Assouan, une autre colonie se formera à Memphis sous le règne du pharaon Apries et s’appellera « Le camp des Tyriens ». Des émigrations forcées qui verront partir des artisans qualifiés, des commerçants avertis, utilisés par les conquérants pour activer l’économie des villes délaissées.

Bien plus tard, en 1860, après le massacre des chrétiens du Mont-Liban, une vague d’émigration de Libanais se forme en direction surtout des États-Unis, du Brésil et de l’Argentine. De 1860 jusqu’à la Première Guerre mondiale, on évalue à 100 000 les Libanais qui avaient quitté leur pays, ce qui équivalait à 25 % de la population : première émigration d’ampleur de l’ère moderne, suite à la première guerre civile, celle de 1860, entre Libanais de confessions différentes et le manque de débouchés économiques (en 1895, > 45 % des revenus du Mont-Liban étaient assurés par la sériciculture).

De la Première Guerre mondiale à la Seconde, environ 80 000 émigrés quitteront le pays vers l’Amérique latine et l’Afrique occidentale. De 1945 à 1974, 182 126 Libanais quitteront le Liban surtout vers les pays du Golfe producteurs de pétrole où ils joueront un rôle capital dans le secteur de la construction et des travaux publics. À partir de 1960, l’émigration se dirigera aussi vers les États-Unis, suite à la nouvelle loi américaine sur l’émigration accordant une priorité à certaines professions et à certaines catégories d’ouvriers spécialisés.

Viendra après la grande émigration suite à la guerre de 1975 qui se terminera en 1990 : entre 1975 et 1984, 400 000 Libanais quitteront le pays vers les États-Unis, l’Europe, l’Afrique… Une autre grande vague d’émigration est celle qui démarrera surtout après l’explosion du port de Beyrouth le 4 août 2020. Au cours des quatre premiers mois de 2021 environ 230 000 personnes ont quitté le Liban de manière définitive. Une émigration qui est toujours en cours et qui risque d’être la plus importante dans l’histoire du Liban.

Certains aiment à dire que le Libanais, phénicien dans l’âme, aime l’aventure et explorer d’autres contrées. Certes, les Libanais sont des commerçants redoutables, néanmoins il est simpliste d’expliquer la dispersion mondiale de la jeunesse uniquement par ce trait de caractère. Car l’écrasante majorité de cette émigration est forcée. 82 % de ces émigrés ont entre 20 et 40 ans, essentiellement jeunes et dynamiques. Les gouvernements successifs s’enorgueillissent de cette diaspora libanaise, de sa réussite, de son étendue. Ceci sous-tend un certain encouragement à cette diaspora afin de transférer de l’argent et investir au Liban.

Déjà à la fin du XIXe siècle, les émigrés transféraient 2,5 à 3,5 millions de francs. Au début du XXe siècle, cette somme passa à quelque 4 à 5 millions de francs, et à la veille de la Première Guerre mondiale, 41 % des revenus du Mont-Liban provenaient des émigrés. Ce transfert n’a pas cessé d’augmenter jusqu’à atteindre dans les années 2000 un chiffre de 25 % du PIB. La disponibilité de capitaux et de revenus liés à la diaspora compensait partiellement les déséquilibres macroéconomiques du pays. Cependant, ce transfert d’argent ne peut cacher l’hémorragie, la dislocation de la jeunesse du corps de son pays. L’écrasante majorité de cette émigration est une émigration non choisie, due à des problèmes sécuritaires (conflits internes et externes), à des crises économiques sévères mais également au marché de l’emploi qui est sursaturé. Il est trompeur de penser que la participation financière de la diaspora pourrait sauver le Liban : il est intéressant de constater qu’une diaspora arménienne, aussi nombreuse, aussi brillante, de surcroît solidaire, ne parvient pas à faire sortir l’Arménie de ses problèmes économiques.

Il y a bien évidemment des responsables de ces épreuves subies par la jeunesse du Liban, à chaque génération. Depuis la fin de la guerre en 1990, la responsabilité revient à une caste politique qui n’a pas su préparer le pays à la mondialisation du commerce, s’engouffrant dans un système politico-mafieux de corruption, d’affairisme et de clientélisme. Selon la Banque mondiale, le Liban occupait en 2003 la première place mondiale en termes d’endettement par rapport aux exportations. Et ceci ne peut s’expliquer uniquement par l’occupation syrienne du Liban qui s’est terminée en 2005, mais également par le bas niveau, à tous les points de vue, de la classe politique dirigeante, essentiellement celle qui tient le Liban par une majorité parlementaire, ou par les armes.

Par ailleurs, le marché du travail des diplômés de l’enseignement supérieur au Liban vit une crise majeure qui résulte d’un surnombre croissant de diplômés. Ainsi, 40 % des émigrés ont un niveau universitaire. Il existe une réelle saturation de la demande du marché dans les professions libérales (médecine, pharmacie, génie civil, architecture), entraînant une fuite à l’étranger de ces diplômés. Ce manque de planification des besoins du marché amplifie l’émigration des jeunes.

Le départ des jeunes, en nombre important, ne peut que se répercuter négativement sur l’économie, la productivité et le développement général d’une société. Une nouvelle génération de jeunes verra le jour plus tard, dans un pays ébranlé, appauvri, tiraillé par ses démons politiques, et beaucoup ne trouveront l’espoir que loin de leur pays.

« Le peuple sera soumis si vous promouvez des gens droits pour les placer au-dessus des retors. Dans le cas contraire, il ne le sera point », disait Confucius. Malgré leurs politiciens retors, les Libanais restent soumis. Le soulèvement de 2019 pouvait être un début de solution, cependant il s’est essoufflé. La société civile, qui réclamait le départ de tous les partis, était dans l’incapacité de promouvoir un unique document politique malgré l’effondrement socio-économique. À défaut d’un leader jeune, il existe certainement des leaders actuels, moins jeunes, qui peuvent prendre à bras-le-corps les rêves, l’espoir, les combats de toute la jeunesse. Après tout, de Gaulle n’était pas jeune quand il s’est révolté contre l’occupation de son pays, entraînant avec lui la jeunesse de toute une nation. Il suffit simplement de ne pas fermer la porte à tous ceux qui réclament un État de droit et souverain, la situation ne tolère pas les petites combines et les antipathies personnelles. L’unité italienne n’a-t-elle pas été possible au XIXe siècle par la solidarité de nombreux courants politiques et des personnalités du « Risorgimento » aussi diverses et complémentaires que Mazzini, Cavour ou Garibaldi ?…

La vie, naturellement, est le don le plus cher pour l’homme. Ôter la vie digne à un peuple, l’humilier, fracasser son avenir, séparer les familles : ne sont-ils pas des crimes contre l’humanité d’un peuple ? Il appartient à la jeunesse du Liban de dire si tout cela est acceptable pour elle, et si elle tombera ou non dans l’incapacité des générations précédentes à changer la perspective de leur nation.

Les mots de l’écrivain autrichien Stefan Zweig sonnent comme un avertissement : « Dans la politique et dans la vie, les demi-mesures et les hypocrisies font toujours plus de mal que les décisions nettes et énergiques. »

Issam T. FRANGI

Chirurgien et diplômé en histoire

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