
Un homme fouillant dans les poubelles quelque part dans le Mont-Liban. Ils sont de plus en plus nombreux à y être acculés. Photo d’archives Marc Fayad
Dans une rue de Beyrouth, en plein jour, un homme d’une soixantaine d’années, bien habillé mais tenant à peine sur ses jambes, fouille dans une grande benne à déchets municipale avec sa canne. Un automobiliste s’arrête et lui propose quelques billets, il accepte en souriant. Tout, dans cette scène, raconte la descente aux enfers d’un homme qui devait faire partie de la classe moyenne il n’y a pas si longtemps encore, et se retrouve aujourd’hui à fouiller les poubelles pour survivre dans un Liban en crise.Ils sont nombreux, comme lui, ceux qui, à travers le pays, n’en finissent pas de dégringoler, et doivent dorénavant dépendre des déchets des autres pour survivre. Tous ces gens sont venus grossir les rangs des miséreux qui récupèrent tout ce qui peut encore se vendre au fond des poubelles. Sauf que les nouveaux venus dans ce monde parallèle préfèrent le plus souvent opérer dans l’obscurité ou loin de leur quartier, à l’abri des regards. Et il faut en effet attendre que la nuit soit bien avancée pour retrouver Khaled dans les rues de Choueifate. Seuls son pardessus ciré jaune et la lampe torche accrochée à son front trahissent sa présence près des poubelles. Il traîne un semblant de charrette pour y placer les objets glanés dans les bennes à ordures.
Khaled a 44 ans et deux enfants. Il est le parfait exemple d’un homme appartenant à la base à une classe sociale à revenus très limités, que les crises successives économique, monétaire et sanitaire ont poussé dans la misère noire, comme près de 78 % de la population libanaise (chiffres de l’Escwa). Ses revenus à la base très précaires étaient réalisés grâce à la vente ambulante de poissons frais. Toute son activité économique dépendait de sa vieille voiture et, depuis qu’il ne peut plus la réparer, il en est réduit à fouiller les poubelles pour y trouver des biens recyclables et revendables. Une activité qui aurait un intérêt d’un point de vue écologique si elle n’était pratiquée sans aucune organisation ni respect des normes de sécurité par des personnes non formées, et qui y ont recours en pur désespoir de cause.
« Quelle putain de vie ! » soupire-t-il, les muscles endoloris par des heures de labeur nocturne. En dépit de l’obscurité, la fatigue se lit sur son visage, son corps est émacié, exténué par des heures interminables de labeur, comme une momie qui se faufile dans la nuit. « Je ne veux pas mendier, je préfère encore fouiller dans les poubelles, je trouve parfois des vêtements anciens, parfois des canettes, ou encore du plastique, autant de matières à revendre à des recycleurs, au kilo. » Cet homme qui crève aujourd’hui de faim est un témoin invisible et silencieux des excès de la distribution d’aides par les associations aux plus démunis, toujours les mêmes apparemment, et du stockage excessif dans les maisons : il lui arrive souvent de trouver dans les bennes à ordures des sacs de riz périmé, des produits abîmés. « Est-ce de l’avidité ou de la panique ? Je ne sais pas trop mais ça me fait mal au cœur », dit-il.
Khaled ne boude pas les petits boulots le jour, quand il en trouve, au détriment de sa santé. Les seules aides qui lui parviennent de temps en temps lui sont fournies par la municipalité de sa ville. Mais rien de tout cela ne peut lui permettre de nourrir ses enfants, et il sort de chez lui dans le froid de la nuit, jamais avant une heure du matin, pour chercher de quoi se nourrir sans être reconnu. Il a réussi à se rendre invisible : quand on les interroge, on se rend compte que les habitants du quartier, dans leur écrasante majorité, ne l’ont jamais vu près des poubelles, ne le connaissent pas, ou alors ne savent rien de son activité nocturne quand ils le croisent durant la journée. Et cela dure depuis huit mois au moins.
« J’essaie de survivre, mais malgré toute la fatigue, ces revenus supplémentaires sont loin de suffire pour garder ma famille à l’abri de la faim », lâche-t-il dans l’obscurité. Et si la nourriture devient un luxe, que dire de la scolarisation de ses enfants ? « Ils sont inscrits à l’école gouvernementale, mais je n’ai pas toujours les moyens de les y prendre en raison de la cherté de l’essence et des transports », dit-il.
De sa vie d’avant, même modeste, Khaled n’a plus qu’un vague souvenir. « Avant, il nous arrivait d’aider les pauvres, aujourd’hui tout le monde est pauvre, qui peut aider qui de nos jours ? » déplore-t-il.
Avec son enfant
Dans la rue très passante de Hamra, Samer fouille, lui aussi, les poubelles à la recherche de ce qui peut garder sa famille à l’abri du besoin. Ce père de 36 ans est continuellement accompagné par son fils de douze ans, qui a appris à le seconder dans sa besogne. « Je dois garder mon fils auprès de moi car ma femme travaille pour m’aider, elle fait des ménages », se justifie-t-il. Ce qui ne l’empêche pas d’être très conscient des répercussions de cette vie sur sa progéniture. « Mon fils aurait dû être sur un banc d’école à l’heure qu’il est, au lieu de cela, il m’aide à ramasser des ordures », soupire-t-il.
Cela fait deux ans que Samer sillonne les rues pour fouiller les poubelles. Avant, il avait un emploi, il travaillait dans une usine de plastique. Mais un accident de travail a mis un terme à cette vie. « Je boîte légèrement depuis », raconte-t-il, joignant le geste à la parole. Lâché par un système impitoyable, trop fier pour accepter l’aide de quiconque, il se retrouve donc à la rue. « On travaille pour se nourrir, c’est tout, on ne peut plus rien se permettre d’autre », affirme celui qui vit dans un minuscule appartement avec sa femme et son fils à Bourj Hammoud.
Tout en parlant, l’homme s’active pour isoler les canettes des autres déchets. Il préfère ne récolter que l’aluminium, plus lucratif que les autres matières recyclables. Pour s’acquitter de sa tâche sans s’attirer les regards curieux, il a une stratégie différente de celle de Khaled : au lieu de demeurer dans son quartier et d’attendre l’obscurité pour sortir, il s’est rendu invisible en ne restant jamais sur place. « Certains sont très territoriaux, mon fils et moi sillonnons toutes les routes du pays », dit-il.
commentaires (4)
Faudrait obliger tous nos "dirigeants" qui ont causé ces drames...à vivre de la même façon 2-3 jours seulement, en les photographiant aussi et en publiant les photos...!!! A commencer par nos BIG BOSSES No 1, 2, et 3 et leurs nombreux courtisans de toutes les appartenances politiques, financières et religieuses !!! - Irène Saïd
Irene Said
14 h 45, le 24 janvier 2022