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Culture - Cinéma

« Une lettre d’amour à Beyrouth et aux gens qui y vivent »

C’est aujourd’hui que sort en France le nouveau film de Khalil Joreige et Joana Hadjithomas, « Memory Box », déjà très apprécié dans les festivals et les avant-premières où il a été présenté. Les deux artistes franco-libanais échangent autour de leur opus, qui vient d’être primé au Caire et à Montréal, tout en détaillant leur démarche artistique.

« Une lettre d’amour à Beyrouth et aux gens qui y vivent »

Un passé mi-doux, mi-amer recomposé dans un film émouvant et sensible. Photo DR

Il tombe une neige drue sur Montréal. Dans une maison blanche et douillette, un sapin clignote et Téta, admirablement interprétée par Clémence Sabbagh, est en train de rouler délicatement des feuilles de vigne farcies, sous le regard intéressé de sa petite-fille Alex (Paloma Vauthier), régulièrement happée par son groupe d’amis sur les réseaux sociaux. Un livreur apporte un carton destiné à Maia, la mère d’Alex (Rim Turki et Manal Issa). Il est rempli de cahiers, de cassettes, de lettres et de photographies qui lui ont appartenu.

Cette boîte de Pandore va perturber le huis clos familial du réveillon et les trajectoires des trois figures féminines, dans le nouvel opus de Khalil Joreige et Joana Hadjithomas, Memory Box, qui sort aujourd’hui dans les salles en France. Chacune va réagir différemment face à l’arrivée tonitruante d’un passé douloureux dans un présent trompeusement ouaté. Comme souvent dans l’esthétique du couple d’artistes, une sorte d’archéologie du souvenir est à l’origine de la démarche. « En retrouvant 25 ans plus tard mes cahiers, rédigés entre 13 et 18 ans, que j’avais envoyés à une amie partie vivre en France, j’ai redécouvert cette période ; notre mémoire garde les grandes lignes mais on oublie tellement de détails. Or Khalil et moi sommes intéressés par la façon dont on réécrit l’histoire, et dont on arrive à vivre le présent quand on n’est pas forcément en lien avec le passé », explique Joana, dont le propos est complété par Khalil. « D’ailleurs, dans notre projet On Unconformities, notre démarche à Nahr el-Bared, à Beyrouth, à Athènes et en France relève de l’archéologie. Ce sont des carottages que l’on a récupérés, relus et retravaillés. »

De la boîte de Pandore ressortent les souvenirs du Liban des années 80 figés sur pellicule. Photo DR

Il ne s’agit pas d’une autobiographie pour autant, et la matrice fondatrice a été retravaillée selon différents procédés. L’histoire est totalement fictionnelle, assurent les artistes réalisateurs, mais les photographies sont celles de Khalil Joreige, et les autres documents ceux de Joana Hadjithomas. « Nous les avons transformés pour les besoins de la fiction, tout en restituant des phrases telles quelles. Nous avons adjoint des pages supplémentaires pour construire l’histoire que nous avons inventée, tout en utilisant des phrases de mes textes », détaille Joana. « En fait, nous avons introduit tous les acteurs dans les documents pour qu’ils soient incrustés dans nos images, il y a un côté document qui renforce la véracité des faits », complète le cinéaste.

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Joana Hadjithomas et Khalil Joreige réinventent le temps

Les réactions des trois figures féminines face à un passé emmuré dans les non-dits interrogent la notion de transmission. « Tout ne se transmet pas de la même façon, il y a des secrets, des traumatismes et parfois des transmissions immatérielles que l’on ne comprend pas. Les modes de transmission ne sont pas toujours clairs », souligne Khalil, qui déplore la difficulté de partager une histoire commune au Liban. « On voit bien encore aujourd’hui que beaucoup de choses ne sont pas réglées, elles reviennent nous hanter et ont certainement contribué à l’effondrement du pays. Cette transmission nous permet de mieux vivre. Que se passe-t-il dans les familles quand on ne transmet pas les secrets ? On voit bien que Maia est en rupture avec son passé ; pour survivre, elle a dû le mettre entre parenthèses. La plongée d’Alex dans les années 80 va ramener sa mère à elle-même et la reconnecter à la jeune fille qu’elle a été, à travers la photographie, qui lui permet d’imaginer et de fantasmer, entre réalité et fiction, la vie de sa mère au même âge, à Beyrouth », explique l’auteure.

Joana Hadjithomas et Khalil Joreige nous servent leur madeleine de Proust des années 80. Photo DR

Des étés à la montagne à l’énergie psychédélique de Beyrouth

Tous ceux qui ont connu l’effervescence des villages de la montagne libanaise pendant la guerre reconnaîtront l’énergie et l’atmosphère de ces moments suspendus, alors que l’écho des bombardements retentissait au loin. Le sens du détail est extrêmement délicat dans les décors, les mises en scène, ce qui promet à toute une génération des réminiscences garanties. Les jeunes du village qui « passent et repassent » en voiture, les filles qui font du stop pour aller manger une glace, les pique-niques, les fêtes interrompues par des coupures d’électricité sont reconstitués avec justesse, sans que jamais la mémoire ne soit encombrante. Khalil Joreige insiste sur l’intensité qui caractérise ces années-là, en particulier pour la jeunesse. « On la retrouve même dans la musique ; la précision des détails des documents nous a permis de nous reconnecter avec des éléments tellement justes et vrais qu’ils nous ont permis de cristalliser l’énergie de cette époque-là. Ces détails sont la trame du récit de Joanna, or quand on essaie de se souvenir, on se rattache à la grande histoire, alors que là, on s’intéresse aux petits faits, symptomatiques de cette période et qui la contiennent dans son ensemble ; ils ne sont pas métaphoriques. »

Une autre lecture du film interroge le travail de l’image lui-même. « On a mis beaucoup de nos expérimentations artistiques dans le travail de reconstitution d’Alex. On a voulu faire une histoire de la photographie, avec des polaroïds, des photos bonus, des photos à bords ronds, mais aussi revoir comment on posait devant l’objectif et comment rendaient les couleurs. La démarche est très sensorielle, entre la musique, les éléments que l’on gratte et qui sentent la fraise : notre génération est invitée à se souvenir, et les autres, à se projeter », continue Joana Hadjithomas, qui rappelle que tous deux ont d’abord réalisé le film pour répondre aux interrogations de leur fille et de sa génération. « La démarche n’est pas nostalgique, aujourd’hui les jeunes fonctionnent différemment, c’est un autre rapport au corps, au privé, mais le smartphone est aussi une forme de chronique, de journal. Cet outil permet à Alex de mieux voir les documents, de zoomer, de les mettre en scène et de les animer », constate Joreige.

Memory Box a été tourné en 2019 et le montage a coïncidé avec l’effondrement économique du Liban, qui rappelle par certains aspects les années 80. « Il y a un écho entre les deux situations, et c’était très perturbant. On avait l’impression d’être bloqués dans deux temporalités ; les dernières scènes du film sont une lettre d’amour à Beyrouth et les gens qui y vivent, au Liban. C’est dédié à ces générations qui essaient de vivre un présent tellement tourmenté. Ces cycles de ruptures et de catastrophes, qui ont culminé avec les explosions du 4 août, laissent malgré tout espérer des moments de régénération. L’histoire, à la fin, s’ouvre à la lumière », analyse l’artiste. Le dénouement du film est particulièrement réussi, dans une approche sensorielle saisissante de la pulsation de la ville, qui semble vivre de manière accélérée, dans une exubérance de lumière et de couleur.

Memory Box incarne des êtres, des questionnements, des émotions et des sensations, sans que jamais ne se dessine, en filigrane, un discours des auteurs. « Pour nous, le cinéma n’est pas la communication, il ne délivre pas de message. Il s’agit surtout de travailler le langage cinématographique. Au cinéma, il y a l’histoire, les acteurs, mais aussi la matière cinématographique, qui offre tellement de possibilités. Parfois, on ne comprend pas ce que l’on travaille, cela peut être une émotion différente de celles que l’on connaît déjà », explique Joana, qui insiste sur l’accueil très favorable qu’a déjà reçu le film dans les différents pays où il a été montré, toutes générations confondues. « Le cinéma est une expérience en soi, on invente une nouvelle forme et on espère que la rencontre avec le public va advenir », conclut Khalil Joreige, qui insiste sur leur impatience que le film sorte au Liban, ce qui est prévu en février. Croisons les doigts.

Il tombe une neige drue sur Montréal. Dans une maison blanche et douillette, un sapin clignote et Téta, admirablement interprétée par Clémence Sabbagh, est en train de rouler délicatement des feuilles de vigne farcies, sous le regard intéressé de sa petite-fille Alex (Paloma Vauthier), régulièrement happée par son groupe d’amis sur les réseaux sociaux. Un livreur apporte un carton...

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