Rechercher
Rechercher

Culture - Entretien

Dima Abdallah, sur une corde tendue entre la France et le Liban

Quelques jours après la parution de son second opus, « Bleu nuit » (Sabine Wespieser éditeur), la jeune romancière partage son expérience de l’écriture, son empathie pour ses personnages et différentes portes d’entrée pour s’introduire dans un tissage narratif complexe.

Dima Abdallah, sur une corde tendue entre la France et le Liban

Comment vous sentez-vous alors que votre roman entame sa rencontre avec ses lecteurs ?

Pendant que j’écris, je suis dans une espèce de petite transe, où je ne pense pas tellement le livre, les lecteurs, la pression, et je mets beaucoup de distance – je crois que c’est vraiment la définition de la littérature – entre mes personnages et moi. Une fois que l’écriture est achevée, j’ai une période qui est difficile, et je suis contente qu’elle prenne fin, que ce livre ne soit plus mien. Mais il y a un effet boomerang à chaque fois : les émotions que j’ai mises à distance pendant l’écriture viennent toquer à la porte dès que j’ai achevé le roman. Quelle que soit la fiction, l’auteur met beaucoup de lui-même dans ses personnages, même s’ils nous surprennent aussi ; et nous sommes surpris par nous-mêmes, par tout ce que nous avons de nous, nos émotions, nos violences, nos obscurités...

De quelle manière votre personnage s’est-il invité dans votre récit ?

Mes personnages me viennent sans que je les pense, comme la mémoire libanaise, qui s’est introduite dans le récit spontanément. Des personnages m’habitent et, en général, je commence à écrire les premiers chapitres mentalement avant de me mettre au travail, ce ne sont pas des idées qui me viennent avant d’écrire, mais des phrases, c’est déjà mis en forme. Je n’ai pas pensé un sans-domicile, il s’est imposé à moi avec sa voix.

Pour ce qui est du thème, j’ai toujours été profondément émue par les hommes et les femmes qui vivent dans la rue, je ne peux pas passer à côté d’eux sans penser à ce qu’ils ont été avant, je vois des personnes avec une histoire, des valeurs, une profondeur, même si ce roman, en réalité, ne raconte pas la rue.

Dans mon texte, je parle des « invisibles », mais ils ne le sont pas pour moi. Il est certain que cette empathie que j’ai pour eux a nourri ce roman.

Votre personnage n’est-il pas un marginal assez particulier du fait que vivre dans la rue est pour lui un choix ?

En effet c’est un choix, mais on apprend à la fin du roman qu’il a eu une éducation complètement à côté du milieu dans lequel il a grandi. Sa mère ne ressemble pas du tout aux autres femmes de leur village ; c’est un personnage qui est à côté de la vie, de la société et il est en marge, même si sa situation n’est pas subie.

Il ne se retrouve pas dehors par manque d’argent, ou suite à un licenciement, c’est plus complexe que ça, il se jette à la rue, comme on se jette d’un pont, à la suite d’un très grand choc psychologique qui déclenche une espèce de lâcher prise. Il espère s’abandonner à la rue et « y mourir pour renaître », selon ses termes.

Lire aussi

Le bleu de Dima Abdallah, nuance aiguë de l’obscurité

C’est un personnage foncièrement en marge et, d’ailleurs, les femmes auxquelles il est sensible dans la rue ne vivent pas dans la rue, mais elles ne font pas partie de cette machine en marche qui est le monde et qui est d’une violence inouïe. Il se confronte à la violence de la rue autant qu’à la violence de la vie et à la difficulté de trouver sa place dans ce monde. Il n’est pas dans le cliché du marginal et je ne sais même pas si le cliché du marginal existe : chacun se sent en marge pour des raisons très complexes, c’est une espèce de difficulté d’appartenir au monde.

Pourquoi votre personnage n’a-t-il pas de prénom ?

Il n’a pas de prénom, car il est exilé dans son propre corps et veut s’effacer. Pour mon premier roman, je n’ai pas donné de prénoms non plus, et je ne sais pas si c’est pour mettre les personnages à distance ou pour mieux y plonger ; ce doit être les deux à la fois. Un prénom personnalise un personnage, qui devient quelqu’un et je voulais faire corps avec mon personnage, par le je, parce que c’est un monologue et, en même temps, je voulais le mettre à distance.

Sa vision de la rue n’est-elle pas un peu idéalisée au départ ?

Non, parce que justement il se fait complètement avoir par la rue, et on le retrouve couvert de croûtes, en train de mendier pour s’acheter ses quelques bouteilles. Au départ, il dit qu’il ne finira pas comme les autres, mais il se fait tabasser, il se fait voler ses affaires, il tombe au ralenti dans la rue, qui le rattrape. Des figures comme Aimée sont là pour dire la réalité de la rue, et il y est sensible ; il ne survole pas la rue.

Il a passé des années enfermé dans ses murs, qui incarnent aussi les murs de sa mémoire, et tout ce qu’il veut, c’est oublier cet intérieur-là. Il dit que la rue, c’est-à-dire survivre, manger, se couvrir, c’est facile, et j’assume entièrement ! Cet homme est dans une telle souffrance que si on lui donne le choix entre la pilule de la rue ou la pilule de rester chez lui dans son enfer, il prend la rue, et j’y crois dur comme fer ! Dans Bleu nuit, j’ai poussé à l’extrême ce sentiment d’exil intérieur et de difficulté à appartenir au monde qui était présent dans Mauvaises herbes.

Ne peut-on pas remarquer des schémas répétitifs dans le parcours de cet homme, qui semble avant tout être prisonnier de lui-même ?

La souffrance est presque synonyme d’égocentrisme. S’il est autocentré sur sa souffrance, il regarde énormément les autres. Sans vouloir trop révéler ce qu’il se passe dans le roman, on peut se poser la question de savoir si sa mère l’a sauvé ou l’a tué. En lui transmettant une morale absolue et hors contexte, elle a un peu fait les deux. Cet homme a une empathie extraordinaire, il ressent la détresse des autres dans sa chair, et il est dans le deuil d’une femme et dans le deuil de sa vie.

Comme toutes les personnes en détresse qui s’autodétruisent par l’alcool, la drogue ou une vie sacrifiée, il peut avoir des moments d’espoir, où il fait des projets, comme à la fin du roman, mais est-ce qu’on y croit ?

Je crois que le lecteur n’est pas dupe, cet homme-là est à un stade où il est tellement abîmé que renaître – même si c’est un terme qu’il utilise très souvent – est très difficile, surtout dans ce combat du passé qui est complètement absurde, parce que personne n’enterre sa mémoire, personne ne « brûle » ses souvenirs. Mais ce personnage sombre est aussi très lumineux.

Pour mémoire

« Mauvaises herbes » de Dima Abdallah, prix France-Liban 2020

Les mots ne sont-ils pas des personnages déterminants du récit ?

En écrivant, cet homme passe son temps à se souvenir, et là c’est l’historienne et archéologue qui parle, s’il y a une définition de la mémoire, elle réside bien dans l’écriture, qui est aussi le meilleur moyen de raviver les souvenirs. Mon personnage, qui veut tout oublier, tient des carnets : c’est la pire des idées !

Les mots sont dangereux et très importants dans le roman, même si c’est un personnage qui passe son temps dans le silence. Ce qui a participé à faire basculer sa vie est une phrase que son père lui a dit avant de les abandonner lui et sa mère. Il y a aussi un amour extraordinaire des mots, comme le prouvent ses réminiscences littéraires, qui sont en adéquation avec ce qu’il est en train de vivre ou avec ce qu’il a vécu.

Comment interpréter cette aspiration finale à retrouver la mer, est-ce un élan vers la renaissance et la réconciliation ?

Il aspire à revoir la Méditerranée, c’est un rêve de retour de l’enfer et d’acceptation de son passé. Il n’appartient ni à l’endroit qu’il a quitté ni à la terre qui l’a accueilli, or cette mer-là relie les deux continents. La mer est le symbole de son passé, sans sa violence. C’est peut-être un écho au fait que j’ai l’impression d’être comme un funambule, sur une corde tendue au-dessus de la Méditerranée entre la France et le Liban.

La mer est aussi pour lui un espace pour laver sa culpabilité, car une telle autodestruction ne peut aller sans une profonde culpabilité. La figure cliché du toxicomane ou de l’alcoolique qui cède juste à ses vices est un leurre très simpliste.

Expressions en bleu

Paru le 6 janvier, le second roman de Dima Abdallah, Bleu nuit (Sabine Wespieser éditeur), connaît déjà un accueil très favorable. Le récit, à la fois poignant, déroutant et enchanteur, est porté par une langue poétique singulière, qui ne quitte pas le lecteur après qu’il a refermé le livre. Au cœur du texte, un personnage marginal qui ne sort pas de son appartement depuis des années, emmuré dans ses TOC et dans un passé douloureux. Il passe ses journées à peser ce qu’il mange, à lire et à mémoriser tout ce qu’il lit, même les étiquettes des aliments. Il se récite des formules incantatoires régulièrement pour se protéger des accès impromptus de sa mémoire. Lorsqu’il apprend la mort de son ancienne compagne, il se décide à sortir, il jette ses clés dans une bouche d’égout et investit la rue comme nouvel espace d’existence.

L’écriture enlevée de la romancière transforme le quartier de Ménilmontant en espace végétal enchanté, et le protagoniste va y rencontrer mentalement des passants, Ella, Emma mais aussi Aimée, Youssef, Martha. Et enfin Layla, qui évoque un personnage disparu qui a été central dans son existence.

Le monologue intérieur est entrecoupé d’extraits du carnet du héros, qui note de mémoire des extraits de Proust, Aragon, Camus, Gary... Cette intertextualité crée un effet d’écho saisissant entre les différentes voix convoquées. Dans les dernières pages du livre, le personnage principal s’adresse à Layla sous la forme d’une longue mélopée, où il livre un certain nombre de clés pour mieux comprendre sa marginalité structurelle, ses blessures et ses cicatrices.

Bleu nuit peut résonner sur plusieurs registres, et la pluralité des émotions qu’il peut susciter manifeste sa richesse tonale et suggestive. Les premiers chapitres confrontent le lecteur à un personnage névrosé pour lequel la rue semble être la seule échappatoire. La voix de cet antihéros, qui refuse les repas du SAMU social, qui porte un regard discutable sur ceux qui « concèdent un sandwich ou des petites pièces », et qui a été violent avec la femme qu’il aimait au point de lui « (ouvrir) le crâne », peut mettre mal à l’aise le lecteur, qui est invité à changer de perspective. Envisager le récit comme un conte, à la fois enchanteur, cruel et existentiel, permet peut-être de mieux considérer toute la complexité du texte. Bleu nuit navigue entre le monologue intérieur, le conte et le poème, promettant une traversée qui interroge l’être humain, ses contradictions et son mystère.

« Bleu est le gouffre sans fond

Bleus sont les pluies acides qui me brûlent

Bleu est mon sang empoisonné

Bleues sont les cendres qui coulent dans mes veines

Bleu est le tourbillon

Bleu est le vertige. »

J. H.

Comment vous sentez-vous alors que votre roman entame sa rencontre avec ses lecteurs ? Pendant que j’écris, je suis dans une espèce de petite transe, où je ne pense pas tellement le livre, les lecteurs, la pression, et je mets beaucoup de distance – je crois que c’est vraiment la définition de la littérature – entre mes personnages et moi. Une fois que l’écriture est achevée,...

commentaires (0)

Commentaires (0)

Retour en haut