
Photo d’illustration : Une réunion des ministres des Affaires étrangères de la Ligue arabe, au Caire, en 2017. Archives AFP
Indépendamment de ses raisons, officielles et officieuses, et de ses rebondissements, la grave détérioration actuelle des relations diplomatiques entre le Liban et l’Arabie saoudite et ses alliés du Golfe soulève une question juridique majeure, aux implications historiques et politiques importantes : comment la souveraineté de chaque État arabe, ainsi que l’ingérence de ses homologues dans ses affaires intérieures, sont elles définies par le droit régional ?
S’agissant du droit régissant les relations interétatiques arabes, la réponse à cette question est simple a priori si l’on se contentait d’une lecture superficielle. L’article 8 de la Charte de la Ligue des États arabes du 22 mars 1945 adopte le principe de « sainteté du statu quo » en disposant que chaque État membre de la Ligue doit respecter les systèmes de gouvernement établis dans les autres membres et s’abstenir de toute action ayant pour objectif de changer ces derniers.
Principe critiqué
Le docteur en droit Munzer Anabtawi critique en 1962 cet article comme allant à l’encontre des aspirations de l’opinion publique nationaliste arabe de l’époque, tandis que le président égyptien Gamal Abdel Nasser le dénonce aussi clairement dans son discours du 21 mai 1962 sur la Présentation de la Charte patriotique.
Ces critiques n’empêcheront pas les États arabes de réaffirmer avec force leur attachement au dit principe de 1945, et notamment lors du Sommet de Casablanca le 15 septembre 1965. L’article 2 de la Charte de solidarité arabe signée lors de ce sommet dispose ainsi que les dirigeants de chaque État signataire s’engagent au respect de la souveraineté de ses homologues, à la prise en considération de leurs régimes conformément à leurs Constitutions et lois, et à la non-interférence dans leurs affaires intérieures.
Une position là encore aux antipodes des vues des nationalistes arabes de l’époque, comme peut en témoigner la comparaison entre ces dispositions de l’article 2 et le texte du Pacte national présenté par Nasser et approuvé par le Conseil national des forces populaires quelques années auparavant, en 1962. Les paragraphes 4 et 5 de ce pacte énoncent que la « République arabe unie » (RAU, qui restera la dénomination officielle de l’État égyptien jusqu’en 1971, après la sécession syrienne de 1961) est une partie de la « nation » arabe et doit transmettre son message et ses principes pour être au service de chaque citoyen arabe. Le pacte exclut même explicitement « l’excuse injustifiée » selon laquelle il s’agirait alors d’une immixtion dans les affaires d’autres États arabes, car la responsabilité de la RAU de réaliser, renforcer et protéger le progrès s’étend pour englober toute la « nation » arabe.
Cependant, les condamnations de la « sainteté du statu quo » ne s’arrêtent pas aux arguments nationalistes arabes d’antan et aux motivations excessivement idéologiques abusivement dénommées « panarabistes » du siècle dernier. Le libellé de l’article 8 de la Charte de 1945 a été aussi dénoncé au nom de principes juridiques supérieurs, de l’humanisme, de l’éthique, des valeurs et des vertus.
Par exemple, le feu politologue et militant Anis Naccache (condamné en 1980 en France à la réclusion à perpétuité pour la tentative d’assassinat manquée contre Chapour Bakhtiar, et gracié en 1990, NDLR) dénonce ce principe comme étant rétrograde, consacrant la régression et violant les libertés et les droits de l’Homme. Pourtant, la teneur idéelle et non nécessairement géographique de la « confédération orientaliste » préconisée par Naccache diffère du projet panarabe vivement revisité, à la fois régional et universaliste, que nous préconisons.
Libertés et droits naturels
Plus largement, s’il est vrai que la souveraineté de chaque État arabe est un droit devant lui être conservé, cet État doit pour autant, selon nous, se plier au droit naturel en respectant le modèle de ce que nous avons pu désigner, le 31 juillet dernier dans ces colonnes, par « l’État de droit panarabe ». En effet, le respect des droits et libertés fondamentaux devrait être considéré comme étant une condition sine qua non gouvernant les deux articles ci-dessus mentionnés, voire l’ensemble du droit non seulement régional, mais aussi international et national.
L’arabité ne peut pas justifier une atteinte aux droits de l’Homme et aux libertés naturelles. L’arabisme perd sa raison d’être s’il ne repose pas essentiellement et intrinsèquement sur l’Homme arabe (au sens universel du terme), ses besoins réels, ses aspirations ultimes et son bien-être profond. La nature humaine est inhérente à toute civilisation, y compris l’identité arabe. Les conséquences juridiques devraient donc pleinement en être tirées quant à la relecture autorisée du droit régional (et national) en vigueur, en l’occurrence, au niveau des droits et libertés.
À cet égard, chacun des États arabes, leur Ligue, ainsi que la société civile et l’opinion publique dans tout pays arabe devraient revisiter l’interprétation de l’arsenal du droit régional arabe. Il faudrait aussi que la Ligue arabe s’attelle le plus tôt possible à la tâche de refondre l’ensemble de son dispositif juridique et juridictionnel, en vue de garantir l’efficacité du droit et l’efficience de l’État de droit dans et par chacun de ses membres.
Pionnier historique en la matière, notamment concernant la rédaction de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, le Liban devrait contribuer à ce projet, malgré la crise dramatique dans laquelle baigne le pays depuis deux ans. Les effets vertueux d’une telle entreprise humaniste sur la société libanaise contribueraient à la consolidation progressive des germes de l’acquis révolutionnaire du 17 octobre 2019 en termes juridiques, éthiques, moraux, philosophiques et sociologiques.
En effet, le Liban s’engage, dans le préambule même de sa Constitution, à respecter et incarner les principes de la Déclaration de 1948, ainsi que ceux des Chartes et des instruments ratifiés internationaux et régionaux dans tous les domaines sans exception. Il s’agit notamment des principes des Nations unies et de la Ligue des États arabes, le Liban étant membre fondateur et actif de chacune de ces deux organisations. Cet alinéa constitutionnel et tant d’autres consacrant les libertés et droits fondamentaux ne doivent rester ni lettre morte ni à la merci des rapports de force régionaux et internationaux.
Ghadir EL-ALAYLIAvocat, docteur en droit chargé de cours de sciences politiques à l’USJ, consultant et chercheur. Dernier ouvrage : « Le droit naturel, fondement de l’État de droit panarabe » (Pedone, 2021)
Indépendamment de ses raisons, officielles et officieuses, et de ses rebondissements, la grave détérioration actuelle des relations diplomatiques entre le Liban et l’Arabie saoudite et ses alliés du Golfe soulève une question juridique majeure, aux implications historiques et politiques importantes : comment la souveraineté de chaque État arabe, ainsi que l’ingérence de ses...
commentaires (3)
Bon article ne traitant ni d’un fait divers ni de l’élucubration des hommes politiques, à lire deux voire trois fois. Oh que le Liban est loin de la déclaration des droits de l’homme à laquelle il a contribué en la personne de Charles Malek. Le panarabisme est une illusion et les inspirations de l’homme arabe du golfe sont aux antipodes de celles du Liban ou de l’Égypte, par exemple. Rien qu’à lire certains articles de la déclaration islamique des droits de l’homme adoptée en 1990 au Caire, fortement imprégnée par la religion et qui limite les droits de changer de religion et les droits des femmes. Il y a beaucoup de chemin à faire…bon dimanche
Karam Georges
10 h 52, le 09 janvier 2022