Critiques littéraires Nouvelles

Épiphanies avortées

Épiphanies avortées

© Richard Dumas / Agence VU

Rien à déclarer de Richard Ford, traduit de l’anglais par Josée Kamoun, éditions de l'Olivier, 2021, 384 p.

Dans chacune des dix nouvelles de Rien à déclarer, l’Américain Richard Ford (né en 1944, prix Pulitzer et PEN/Faulkner Award pour son roman Indépendance) conduit ses personnages au bord d’une révélation, puis les en frustre. Ce faisant, il prive également le lecteur d’un véritable dénouement, le laissant insatisfait et perplexe à chaque fin de récit.

Appelée au chevet de son ancien petit ami mourant avec lequel elle avait rompu il y a plus de trente ans, Cathleen, à présent sexagénaire, fait en voiture le trajet de l’Ohio au Canada. « En route » (ainsi s’appelle la nouvelle), et pendant la nuit qu’elle passe dans un hôtel, elle songe à sa très ancienne relation avec Ricky, à ce qu’aurait pu être sa vie si elle ne l’avait pas quitté pour retourner aux États-Unis, et à ce qu’avait réellement été sa vie après l’avoir quitté. Le fait qu’elle soit seule, dans des lieux étrangers, loin de son existence routinière, en train d’accomplir quelque chose d’assez incongru, voire d’absurde (traverser des milliers de kilomètres pour revoir son ex-copain mourant avec lequel elle n’a pratiquement plus aucun rapport)… bref, tout semble concourir à ce que les réflexions intenses de Cathleen – sa réévaluation de sa propre vie – aboutissent à une prise de conscience, à une sorte de révélation ; le suspense croît progressivement, le lecteur arrive au dernier paragraphe, la tension devient extrême : l’épiphanie est alors avortée.

Si « En route » avait été la seule nouvelle qui se termine de la sorte, on aurait pu n’y voir qu’une expérimentation littéraire assez singulière et passer outre. Or cette épiphanie manquée peut servir de modèle à toutes les fins des autres récits. Dans chacun d’eux, sans exception aucune, le personnage principal réexamine son existence, il est sur le point d’en déchiffrer le sens, et puis rien. Tel est le cas de l’avocat qui traverse la mer en ferry-boat tout en songeant à son récent divorce, à son mariage qui s’est délité, à ses années d’université ; ou celui du veuf qui loue une maison d’été pour y vivre seul et faire le deuil de sa femme. Quel sens attribuer à ce schéma qui se répète inlassablement d’une nouvelle à l’autre ?

Richard Ford est un écrivain réaliste. Pour lui, la littérature n’est jamais autoréférentielle ; elle parle toujours de la réalité en dehors du texte. Dans un entretien accordé à The Paris Review en 1996, il dit en effet : « La fiction utilise le langage pour renvoyer le lecteur à la vie vécue – à la vie en dehors du récit. » Risquons ici une hypothèse : dans les nouvelles de Rien à déclarer, Ford aurait mis en œuvre une forme d’« hyperréalisme » où l’imitation d’un certain aspect de la vie vécue – l’extrême rareté des prises de conscience authentiques et des dénouements véritables – est poussée jusqu’au bout. L’impression que nos vies nous demeurent essentiellement opaques, et cette frustration très souvent ressentie lorsque nous nous penchons sur notre passé dans l’espoir d’en dégager un sens, Ford les aurait reproduites dans la structure même de ces récits afin de les faire éprouver au lecteur. Ainsi s’expliquerait le sentiment de déception de ce dernier.

Rien à déclarer de Richard Ford, traduit de l’anglais par Josée Kamoun, éditions de l'Olivier, 2021, 384 p.Dans chacune des dix nouvelles de Rien à déclarer, l’Américain Richard Ford (né en 1944, prix Pulitzer et PEN/Faulkner Award pour son roman Indépendance) conduit ses personnages au bord d’une révélation, puis les en frustre. Ce faisant, il prive également le...

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