Entretiens Entretien

Laura Kasishke : « Que sont-ils devenus, ceux qui hier étaient encore là ? »

Laura Kasishke : « Que sont-ils devenus, ceux qui hier étaient encore là ? »

D.R.

Lorsque l’auteure américaine Laura Kasishke prend place dans l’un des salons lambrissés des éditions Gallimard, sa jovialité et son élan envahissent la pièce. La tonalité chantante de sa voix contraste avec l’atmosphère glaçante de certains de ses romans, comme Esprit d’hiver (Christian Bourgeois, 2013), dont le récit met en scène une veillée de Noël qui s’avère au fil des pages de plus en plus lugubre, discordante et sanguinaire. Venue à Paris pour la sortie de son recueil poétique Où sont-ils maintenant ?, la poète brune aux yeux très clairs est enthousiaste de pouvoir échanger au sujet d’un ouvrage où elle a rassemblé et ordonné des poèmes rédigés sur une trentaine d’années.

Le poème liminaire de l’ouvrage s’intitule « Ubi sunt ? », insistant sur la trajectoire métaphysique et existentielle qui traverse les textes au fil de la lecture, faisant parfois écho aux vers de Villon quand il célèbre l’indicible charme des vanités. Les mètres bousculent la temporalité, faisant resurgir des souvenirs sous forme de tableaux : « Toujours, c’est le début de l’hiver, et toujours tu peux/ voir à travers les stores vénitiens/ que tu es en train de flotter, perdue/ dans une classe faite de brume. »

Le lecteur découvre une palette tonale très vaste dans un vers chahuté et souvent cru, entre « Les Macaronis au fromage », qui portent un regard humoristique sur la maternité, et la « Fable domestique », dont la dimension organique et cruelle rejoint le fantastique. « Guide des lieux imaginaires : de l’autre côté du vent du Nord » propose un voyage intérieur et imaginaire insolite, alors que le dernier fragment poétique, « Sommeil le jour », file un euphémisme poignant autour de la perte de l’être aimé : « Un tel néant, c’est depuis son autre côté que/ l’infini glisse/ dans l’éternité, soutenant/ que nous vivions ensemble depuis toujours et pour toujours – et c’était/ vrai. »

Comment avez-vous choisi le titre de votre recueil, Where now ? ?

Il y a plusieurs poèmes intitulés « Ubi sunt ? » dans la poésie anglo-saxonne, surtout au Moyen-âge. Je pose la même question : que sont-ils devenus, ceux qui hier étaient encore là ? Ceux qui hier étaient jeunes et beaux, et qui allaient à des fêtes. Je suis hantée par cette question et elle est récurrente dans la poésie médiévale ; d’ailleurs Villon est le premier poète français que j’ai lu. Il fait partie de la poésie traduite que je préfère, avec celle des Symbolistes et des Surréalistes. Beaucoup de poèmes médiévaux sont anonymes ; un de mes préférés est très étrange, on ne sait pas vraiment de quoi il parle, et c’est le même type de mystère qui habite la question « ubi sunt ? » dans le premier poème de mon recueil.

J’ai mis beaucoup de temps à rassembler et ordonner mes textes, presque plus que si j’avais rédigé un roman ! Au départ, je ne voulais pas les séparer dans différentes sections, je voulais qu’ils soient d’un seul tenant. Néanmoins, mon style a tellement évolué que je ne pouvais pas juxtaposer des poèmes aussi différents. En même temps, je ne voulais pas d’un agencement chronologique. C’est une critique américaine qui m’a donné l’idée d’entamer et de terminer mon livre par de Nouveaux poèmes.

Comment avez-vous effectué le choix de vos poèmes pour cette anthologie ?

J’ai repris des poèmes déjà édités, d’autres ne sont parus que dans des journaux, et une partie n’a jamais été publiée. Ce fut assez difficile car je ne relis jamais mes livres une fois qu’ils sont imprimés, sauf quand je propose une lecture publique. J’ai dû les réécrire à l’ordinateur et prendre un certain nombre de décisions. J’avais envie de faire des changements, qui auraient semblé insignifiants pour un lecteur. Mon éditeur m’a encouragée à ne rien modifier afin de conserver l’identité des textes, et c’est ce que j’ai fait.

Ce travail m’a permis de réfléchir à mes procédés d’écriture. Un de mes textes s’intitule Espace, dans les chaînes (Space, in the Chains), et je crois qu’il résume bien ce vers quoi tend l’écriture, à savoir tenter de contenir, d’enfermer, de circonscrire ce qui est par essence insaisissable.

Existe-t-il des passerelles entre vos textes poétiques et vos romans ?

Il s’agit de deux démarches complètement différentes, même s’il peut y avoir des échos, car ma matière créatrice finit par être limitée au bout d’un moment... Dans mon premier roman, A Suspicious River (Christian Bourgeois, 1999), j’ai fait une sorte de cannibalisme en introduisant mes poèmes dans le fil narratif. Mais autrement, je n’ai jamais commencé un poème qui est devenu un roman.

Je n’écris pas de la poésie tous les jours, mais seulement quand j’ai un poème en moi ; je dois être inspirée et je dois être seule à la maison, afin de ne pas être interrompue, car ma façon d’écrire est associative. Pour un roman, j’écris plusieurs pages par jour, d’une manière plus linéaire. Parfois lorsque je travaille sur un poème et sur un roman en même temps, des images similaires peuvent surgir.

Il arrive qu’un cadre narratif apparaisse dans un poème, comme dans « Pour la jeune femme à vélo que j’ai vue se faire renverser par une voiture » ; c’est un événement qui a vraiment eu lieu. Quand j’écris, je ne suis pas consciente du contenu de mes vers. À une certaine époque, j’aimais découvrir un récit au sein d’un texte poétique, avec une dimension mystérieuse et déjantée. Je crois que je m’éloigne un peu de ce type d’écriture en ce moment et je préfère lire des textes plus fragmentés.

Dans vos poèmes, quel est le sens de cette insistance sur la dimension répugnante de la vie humaine, dans sa dimension organique la plus triviale ?

Je dois être une personne un peu morbide, et puis j’aime les détails sensoriels qui incluent des insectes, du sang, des charognes... Un poème est comme un rêve, on ne sait pas d’où il vient. J’ai dû être impressionnée par ma mère et mes tantes, qui étaient très superstitieuses et qui adoraient les documentaires criminels, ce qui me plaisait bien quand j’étais enfant.

Mes textes sont aussi connectés au fait que je suis une femme, une mère, et je suis heureuse d’avoir commencé à écrire dans les années 80, à une époque où l’écriture sur la vie domestique était encouragée et non rejetée. J’ai échappé à la période féministe où il fallait écrire contre la poésie masculine et véhiculer un message. Mes textes ne sont pas idéologiques, c’est juste ma vie, je n’ai pas d’autre sujet d’écriture, et mon objet n’est pas de militer ; je suis beaucoup trop emplie de doutes pour cela !

L’humour est essentiel dans mon écriture, comme dans la série Miss Œstrogène, Miss Cordialité, Miss Fugacité, Miss Consolation des dégâts affectifs... Sur le modèle de Miss Univers, je me suis dit qu’on pourrait décerner d’autres prix dans des domaines divers. À 13 ans, je n’aurais peut-être pas aimé être Miss Cordialité, mais en tant qu’adulte, cette distinction me plairait. Et je suis sûre que cette miss aurait une vie plus heureuse que Miss Univers !

Quelques-uns de vos textes ressemblent à une prière. Existe-t-il un lien entre poésie et religion ?

J’ai grandi dans une famille très pratiquante, et j’ai été très marquée par la religion. Il y avait peu de librairies et la messe constituait pour moi un accès à la musique et la poésie. Plus tard, au lycée, j’ai eu des professeurs de lettres fantastiques qui m’ont fait découvrir la littérature, mais auparavant, je lisais les textes sacrés : en classe de cinquième, j’ai lu la Bible du roi Jacques en entier ! Avec l’âge, je suis devenu plus sceptique, la religion me semble parfois péremptoire et oppressante, mais j’ai passé des années à être obsédée par l’apocalypse. À dix ans, je croyais la fin du monde imminente, avec des épidémies et des grenouilles qui tombent du ciel... Le corpus Dansent et disparaissent résume bien la vie, l’idée de performance et la question récurrente de savoir où nous allons.

« Les poèmes, tels des médecins », écrivez-vous dans « De Maison en maison ». Vivez-vous l’écriture comme une forme de thérapie ?

Disons que c’est une impulsion originelle qui me pousse à chercher du sens à ce qui est, à des souvenirs, à des sentiments, et à donner une forme à ce qui semble ne pas en avoir. Mais je ne crois pas que j’arrive à me comprendre en écrivant et, de toute façon, ce n’est pas ce que je recherche. Ce que j’aime, c’est écrire, même si parfois c’est angoissant, et on est souvent déçu de ce qu’on écrit. Mes textes sont tout ce que je reçois de mon subconscient, de ses élans, de ses exhortations et de toutes les personnalités qu’il recèle.

Dans le dernier poème du recueil, « Sommeil le jour » (« Dreaming by Day »), je fais comme une répétition pour nous dire au revoir avec mon mari, si l’un de nous s’en va avant l’autre. Dans ces vers, j’espère que le temps n’existe pas et que tout existe pour toujours, et non dans l’ordre que nous imposons aux événements.

Les retours de mes lecteurs sur mes textes sont extrêmement variés, certains me disent qu’ils ont été bouleversés, d’autres qu’ils les trouvent noirs et terrifiants… Cependant, je crois que la création artistique est la seule façon de partager un certain niveau de conscience et de présence au monde avec une autre personne.

Où sont-ils maintenant ? de Laura Kasishke, traduit de l'anglais (États-Unis) par Sylvie Doizelet, Gallimard, 2021, 384 p.

Lorsque l’auteure américaine Laura Kasishke prend place dans l’un des salons lambrissés des éditions Gallimard, sa jovialité et son élan envahissent la pièce. La tonalité chantante de sa voix contraste avec l’atmosphère glaçante de certains de ses romans, comme Esprit d’hiver (Christian Bourgeois, 2013), dont le récit met en scène une veillée de Noël qui s’avère au fil des...

commentaires (0)

Commentaires (0)

Retour en haut