Un an, peut-être deux, que l’idée fait son chemin. La Chine et l’Iran, que tout oppose sur le plan idéologique mais que la géopolitique contemporaine lie, seraient en voie de rapprochement. Il y a d’abord eu la signature en mars dernier d’un partenariat stratégique sur 25 ans entre les deux pays. Puis en septembre, la validation de la candidature iranienne au sein de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), cette instance régionale à caractère politico-sécuritaire qui réunit neuf puissances régionales, dont la Russie et l’Inde, sous le patronage de Pékin. L’heure est à la fête : la République islamique célèbre cette « porte ouverte vers une ère post-Amérique », comme l’écrit le quotidien conservateur Javan.
En pratique, l’Iran devra encore attendre deux ans pour intégrer l’organisation, qui ne lui permettra du reste aucun miracle, ni sur le plan économique ni sur le plan politique. Mais l’adhésion à l’OCS marque une victoire symbolique pour la stratégie iranienne en matière de politique étrangère. Pour Téhéran, il s’agit de réintégrer la communauté des nations en diversifiant les points de contact en dehors de la sphère occidentale, afin notamment de contourner les sanctions américaines et de renforcer sa position dans le cadre des négociations sur le nucléaire à Vienne.
La conjoncture actuelle a permis de franchir cette étape : le fait que Joe Biden a poursuivi, plutôt qu’enrayé, la politique de Donald Trump vis-à-vis de la Chine a probablement accéléré la validation de la candidature iranienne à l’OCS, déposée en 2008. Mais ni le désir de rapprochement ni les raisons qui le sous-tendent ne sont véritablement nouveaux. Dès l’origine, la Chine a fourni un appui stratégique, limité mais décisif, à la République islamique. C’est notamment le cas lors de la guerre Iran-Irak (1980-1988), au cours de laquelle Pékin « fournit des armes à l’Iran, lui offrant une bouée de sauvetage alors que les autres pays lui avaient tourné le dos au lendemain de la révolution de 1979 », explique Zsolt Csepregi, vice-directeur des affaires internationales à l’Antall Jozsef Knowledge Centre à Budapest.
Pékin se positionne en « ami » face à un régime de plus en plus isolé sur le plan diplomatique, qui retourne les faveurs, même si la position iranienne fluctuera en fonction de la couleur politique du gouvernement. « Les (présidents) centristes et les réformateurs (Rafsandjani, Khatami, Rohani) ont souvent privilégié une approche plus équilibrée en matière de politique étrangère, et de meilleurs rapports avec l’Ouest, tandis que les conservateurs (Ahmadinejad, Raïssi) ont préféré l’alignement antioccidental », indique Kevjn Lim, chercheur et consultant spécialisé sur l'Iran.
Posture antioccidentale
De l’extérieur, il serait facile de voir dans cette posture antioccidentale le cœur de la complicité sino-iranienne. D’un côté, l’Iran représente le seul pays exportateur de pétrole échappant aux pressions américaines en cas de confrontation ouverte entre Pékin et Washington. De l’autre, les tensions irano-américaines représentent une opportunité pour la Chine, afin notamment « d’acquérir des capitaux iraniens à très bas prix », rappelle Zsolt Csepregi. Mais contrairement à l’Iran, qui n’a plus grand-chose à perdre sur le plan économique, l’économie chinoise est largement dépendante des États-Unis et de ses alliés régionaux, l’Arabie saoudite, les Émirats, Israël, mais aussi la Turquie. « Quand la Chine fait affaire avec l’Iran, elle garde toujours un œil sur Washington, afin de guetter les réactions », poursuit Zsolt Csepregi. Le positionnement par rapport à l’Occident rassemble les deux pays, mais marque aussi les limites du rapprochement.
Davantage que l’alignement politique, c’est surtout le volet économique qui liera les destins des deux pays au fil des ans. « Il y a une forte complémentarité dans la manière dont les deux économies sont structurées, en comparaison notamment à celles de la Russie et l’Iran, toutes deux basées sur l’exportation d’hydrocarbures », souligne Kevjn Lim. Pour la Chine, l’Iran représente un point d’accès stratégique à l’ensemble de la région, en même temps qu’un large réservoir pour l’exportation de ses produits, des biens de consommation aux nouvelles technologies (5G, intelligence artificielle, etc.). Et si Pékin compte toujours principalement sur les pays du Golfe pour ses besoins énergétiques (Arabie saoudite et Émirats arabes unis en tête), l’Iran est un partenaire de plus en plus important. « Lorsque la Chine pense long terme, elle pense d’abord à l’Iran », explique Zsolt Csepregi, pour qui la stabilité de la civilisation perse, multiséculaire, en fait un point d’ancrage fiable.
Pour autant, la relation entre les deux reste fondamentalement asymétrique. L’isolement diplomatique de l’Iran, combiné aux sanctions américaines et à une forte crise économique, contraint le pays à rechercher le parrainage d’une grande puissance tant pour les investissements extérieurs que pour renforcer son pouvoir de négociation, notamment à Vienne. « Pour le gouvernement d’Ebrahim Raïssi (élu président en août dernier, NDLR), les liens avec “l’Est politique” (la Chine et la Russie) sont une priorité et non un plan B », observe Kevjn Lim. Côté chinois, les perspectives sont radicalement opposées : « L’Iran n’est qu’une option parmi d’autres », remarque Zsolt Csepregi. Car dans la région, « Pékin joue un jeu complexe, est proche de Riyad et d’Abou Dhabi, mais aussi de Tel-Aviv et de Damas… » poursuit-il, expliquant que la stratégie chinoise consiste à jouer sur tous les fronts afin d’enrayer l’émergence d’une puissance régionale hégémonique capable d’atteindre les zones d’influence de Pékin. Cette asymétrie, qui continue de définir la relation entre les deux pays, échappe aux protagonistes dans la mesure où elle découle d’un ordre international fondamentalement multipolaire et interdépendant. Malgré les complémentarités, notamment économiques, la relation reste structurellement limitée, au moins à court et moyen termes.
Qui est Kevjn Lim? Cité comme source d'informations dans cet article. Merci!
19 h 58, le 18 décembre 2021