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Culture - Exposition

À Marfa’, des artistes à la recherche du temps perdu

Les œuvres de Raed Yassin présentées à la galerie Marfa’ au son de sa dernière composition musicale (le soir de l’inauguration) ne sont pas seules à attester du temps qui passe. Il s’agit en effet du thème principal sur lequel six autres artistes se sont penchés. Un parcours à faire jusqu’au 25 janvier 2022.

À Marfa’, des artistes à la recherche du temps perdu

Une vue de l'exposition à la galerie Marfa' : « Moongold », Stéphanie Saadé, 2018 ; « Night Guard », Tamara al-Samerrai, 2021 ; « Trace of Unseeable Excess », Caline Aoun, 2018. Photo DR

Sans aucun intitulé en particulier, l’exposition collective présentée à la galerie Marfa’ est néanmoins articulée autour du temps et de son passage. Les œuvres de Raed Yassin et de Caline Aoun qui méritent le détour, le siège surprenant de Omar Fakhoury dans sa métaphore suggestive, les lunes de Stéphanie Saadé que l’on ne découvre pas pour la première fois et qui continuent de se déplacer, le talent de Talar Aghbashian, la sensibilité de Tamara al-Samerrai et les images de Lamia Joreige, qui peuvent toucher ou pas, sont à (re)découvrir jusqu’au 25 janvier 2022.

Une œuvre signée Raed Yassin. Photo DR

L’œuvre audacieuse de Raed Yassin

Artiste et musicien vidéo sonore et visuel, Raed Yassin utilise l’image, la musique et le texte pour explorer des thèmes tels que les médias de communication, la culture pop, l’histoire de l’art, le cinéma arabe et l’existence urbaine. Après un séjour en Chine où il a acquis des petites tapisseries représentant le portrait de Mao Tsé-toung, il décide de les modifier en y ajoutant des sourates du Coran, soigneusement brodées sur le textile, au-dessus de l’image du président communiste de la Chine rouge. En théorie, rien ne rapproche ces deux mondes, celui de l’islam et de la doctrine communiste, sauf peut-être une certaine idéologie, l’une religieuse, l’autre politico-sociale. L’approche de l’artiste est d’abord de démontrer, ensuite de dénoncer. Démontrer qu’à travers le passage du temps et selon un espace géographique bien déterminé, les idées sont enclines à se transformer dépendamment de la société dans laquelle elles évoluent, et dénoncer, par la suite, la persécution chinoise. L’étendue autrefois vaste de l’empire islamique avait réussi à disséminer la religion dans des endroits éloignés de son origine (par exemple en Chine) entraînant souvent des interprétations contrastées des enseignements et croyances initiaux.

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Et à Marfa’ coule de nouveau une rivière

Sous le communisme de Mao, la communauté musulmane en Chine était opprimée et continue d’être persécutée aujourd’hui. En transcrivant des versets du Coran au-dessus des portraits emblématiques de Mao, une sorte de revanche visuelle de cette communauté est peut-être réalisée. La combinaison de ces deux signifiants visuels apparemment disparates produit un portrait confus, celui qui détruit simultanément le sens iconique de la présence symbolique de Mao, ou qui crée une nouvelle compréhension à son égard. Ces œuvres présentées à Marfa’ vont aussi inspirer à Raed Yassin sa dernière composition musicale. Intitulée The Infidels, elle a été présentée à Marfa’ le 9 décembre lors du vernissage de l’exposition et interprétée par Paed Conca, clarinettiste et musicien professionnel, et Sharif Sehnaoui, connu pour sa technique particulière de percussion sur la guitare. Il utilise en effet un e-bow pour produire des sons et gratte simultanément avec des baguettes chinoises, une règle d’écolier, des barres en métal ou un diapason sur une guitare posée sur ses genoux. The Infidels fait écho aux œuvres réalisées par Raed Yassin. Le compositeur a mélangé des éléments de certains maqâms de musique orientale avec une musique industrielle qui renvoie à la musique du communisme, pareille à la machine productrice de la Chine. La composition tente d’établir un lien musical entre les deux éléments qui passent par la tonalité et l’accordage. « Une composition ouverte », précisent les musiciens qui ont eu une marge de manœuvre pour improviser par moments dans l’ambiance générale de l’œuvre et offrir au public des tonalités extrême-orientales de la clarinette, accompagnées de sons rythmés comme un métronome et qui peuvent par moments déranger, voire exaspérer une oreille sensible. Mais il fallait, comme lorsqu’on pénètre dans une pièce sombre où le regard doit s’accommoder de l’obscurité, prendre le temps de laisser l’ouïe se familiariser et, petit à petit, mieux voir pour mieux écouter et prendre plaisir. Une composition qui n’est pas sans rappeler la musique dodécaphonique qui se veut atonale avec une construction rythmique libre.

La « Office Chair » de Omar Fakhoury prise au piège d’une végétation hostile. Photo DR

Forme noire et temps qui s’enlise

Même si les peintures de Tamara al-Samerrai sont figuratives, l’artiste insère souvent dans ses compositions des formes noires abstraites et plus le regard s’y attarde, plus il les décèle. Cette même forme noire qu’elle a réalisée en 3D dans sa dernière exposition à la galerie Marfa’ en 2019 et où elle semblait y placer toutes ses émotions pour lui assigner le rôle de forme protectrice. Sa dernière œuvre Night Guard présentée aujourd’hui atteste toujours de cette même volonté. Talar Aghbashian a une manière de peindre dans l’entre-deux, comme si quelque chose allait se produire ou s’était déjà produit. Elle présente ainsi des œuvres où l’action semble inexistante et qui renvoient au passage du temps ou à celui qui stagne et vous enlise.

Omar Fakhoury s’est toujours intéressé aux objets abandonnés dans la ville. Ses 18 chaises en petits formats avaient été présentées dernièrement à la FIAC à Paris. À la galerie Marfa’, il a peint une chaise grand format comme prise au piège d’une végétation hostile. Sa Office Chair pourrait être l’allégorie de tout un peuple otage d’un... « siège ».

Stéphanie Saadé a présenté sa série Moongold pour la première fois en 2018. L’artiste photographie la Lune avec son téléphone portable. L’image de l’astre est ensuite dorée à la feuille d’or, ce qui forme un journal de ses voyages en relation étroite avec la Lune et ses différentes phases.

La série d’estampes Nuits et jours de Lamia Joreige est basée sur des notes filmées et écrites pendant l’été 2006. Elle exprime le passage du temps, l’attente mais aussi les transformations apportées par la guerre.

Exposée en 2019 au palais populaire de Berlin, Traces of Unseeable Excess de Caline Aoun avait reçu le prix de la Deutsch Bank. L’artiste avait utilisé de grandes fontaines remplies d’encre qui se déversaient et éclaboussaient le papier industriel sur lequel elles étaient posées. Cette fontaine qui débordait et se propageait avait duré le temps de l’exposition. Flottant sur le mur du fond de la galerie, les traces en forme de halo de cette expérience sont des rappels que si la vitesse et le volume de circulation des données continuent de croître sans relâche, de telles taches marbrées indifférentes pourraient être tout ce qui nous reste à faire. À travers son œuvre, Caline Aoun tente de redonner à l’image sa matérialité, car pour l’artiste l’image est avant toute chose de l’encre et du papier.Si les artistes dénoncent le temps qui stagne ou celui qui passe sans modifier et améliorer notre quotidien, il ne nous reste plus qu’à espérer que l’art viendra un jour réveiller les consciences, bousculer les données et sortir de ce marasme une population prise en otage.

Galerie Marfa’ Beyrouth

Raed Yassin, Caline Aoun, Lamia Joreige, Omar Fakhoury, Stéphanie Saadé, Tamara al-Samerrai et Talar Aghbashian.

Jusqu’au 25 janvier 2022.

Sans aucun intitulé en particulier, l’exposition collective présentée à la galerie Marfa’ est néanmoins articulée autour du temps et de son passage. Les œuvres de Raed Yassin et de Caline Aoun qui méritent le détour, le siège surprenant de Omar Fakhoury dans sa métaphore suggestive, les lunes de Stéphanie Saadé que l’on ne découvre pas pour la première fois et qui continuent...

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