Tous les éléments qui suivent sont le résultat d’informations recoupées et obtenues à la suite d’entretiens avec des responsables français, des officiels saoudiens, des proches du Premier ministre libanais Nagib Mikati et des cadres du Hezbollah.
Acte I : Cordahi en cadeau
Emmanuel Macron a fait du dossier libanais une affaire personnelle. Pas question de renoncer, pas question d’abandonner, pas question d’admettre l’échec de son initiative. Chaque occasion est bonne pour la relancer. Le locataire de l’Élysée veut profiter de son voyage dans le Golfe pour dégeler la relation libano-saoudienne. Mais le président français sait qu’il ne peut espérer la moindre concession des Saoudiens si le trublion de ministre de l’Information n’est pas écarté. Le royaume ne veut plus entendre parler du pays du Cèdre avec qui il a coupé quasiment toutes ses relations diplomatiques, à la suite de la diffusion d’une interview télévisée dans laquelle Georges Cordahi, pas encore ministre, tient des propos critiques contre l’intervention saoudienne au Yémen.
Quelques jours avant le déplacement, les contacts s’intensifient. Le maroquin de l’ancienne vedette de télévision ne tient qu’à un fil. Mais c’est un fil épais et farouche, nommé le Hezbollah. Paris passe à l’action. Les responsables français multiplient les entretiens avec le Premier ministre libanais Nagib Mikati et échangent dans le même temps avec le Hezbollah et le chef des Marada, Sleiman Frangié, dont Georges Cordahi dépend directement. Tout s’accélère le 1er décembre. Mikati convoque Cordahi et lui demande de démissionner. La rencontre ne dure que quelques minutes. Suffisamment pour faire passer le principal message : c’est une requête française. Difficile de dire non à l’une des dernières puissances amies du Liban. « Je suis d’accord mais je dois consulter mes alliés », répond le ministre. Mikati contacte directement Frangié ainsi que l’assistant politique du secrétaire général du Hezbollah, Hussein Khalil. Les échanges se déroulent dans une atmosphère positive. Très loin des conversations houleuses qui avaient rythmé le début de la crise. « Je ne vous demande rien, mais n’empêchez pas Cordahi de démissionner », dit Mikati à Khalil. « La décision finale est entre les mains de Cordahi », répond Khalil. C’est la position officielle du parti pro-iranien.
Mais le signal est clair et la porte est désormais ouverte. D’autant que Frangié est sur la même ligne. Il appelle son obligé et, sans lui demander directement de jeter l’éponge, lui fait passer le message. À la veille du déplacement d’Emmanuel Macron dans le Golfe, le ministre rend enfin son tablier. « Les Français voulaient que je démissionne avant la visite de M. Macron en Arabie, étant donné que cela peut aider à entamer le dialogue avec les responsables saoudiens », admet-il lui-même lors de sa conférence de presse. Pourquoi le Hezbollah a-t-il fini par céder ? La réponse demeure floue. Mais quelques jours auparavant, le 30 novembre, Emmanuel Macron évoquait le dossier avec son homologue iranien, Ebrahim Raïssi. Durant la conversation, il était question des négociations nucléaires à Vienne, de la situation au Liban et de la visite du président français en Arabie saoudite. Côté Hezbollah, on assure même que Macron aurait demandé aux Iraniens de faire un geste. « C’est au Hezbollah de décider », aurait répondu Raïssi. Jeu de dupes ? Échange de bons procédés ?Difficile de démêler le vrai du faux. Mais le résultat est là : le parti chiite offre Cordahi à Macron. L’acte II peut débuter.
Acte II : le coup de fil
Macron arrive à Djeddah le 4 décembre, après être passé par Dubaï et Doha. Il est accueilli par le prince héritier Mohammad ben Salmane (MBS), qui peut ainsi se targuer de pouvoir recevoir l’un des principaux dirigeants occidentaux, trois ans après l’assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi dans le consulat de son pays à Istanbul. L’équipe française a préparé la visite par une série de contacts avec ses homologues émiratis, égyptiens et jordaniens. Pour agir, il était moins une. Riyad comptait recourir à de nouvelles mesures punitives à partir du 5 décembre. Mais la démission de Cordahi et la visite de Macron calment les ardeurs du royaume. L’intransigeant prince est prêt à faire un geste.
Lors de leur tête-à-tête, Macron lui demande de renvoyer son ambassadeur au Liban et de reprendre langue avec les autorités libanaises. Mais MBS ne l’entend pas de cette oreille. Pour lui, le Liban est sous la coupe du Hezbollah, qui met en danger la sécurité des pays arabes et participe au trafic de pilules de Captagon qui atterrissent dans le Golfe. Macron arrive toutefois à arracher une concession au dauphin : un coup de fil à Mikati, à partir du téléphone du président français. Ce dernier échange quelques mots avec le Premier ministre libanais avant de passer l’appareil à MBS.
La suite de l’histoire fait l’objet de deux versions contradictoires. Côté Mikati, on assure que la conversation a été bonne et relativement longue. Selon cette version des faits, Macron a d’abord remis le téléphone à MBS qui a échangé quelques formules de politesse avec Mikati. Puis le président français a repris l’appareil et a dit à Mikati qu’il fallait prendre des mesures pour satisfaire l’Arabie saoudite avant de donner une nouvelle fois le téléphone au prince. « Nous sommes prêts à écrire un nouveau chapitre avec l’Arabie saoudite », aurait ensuite assuré le Premier ministre libanais. En retour, MBS aurait souligné la nécessité de contrôler les frontières, d’effectuer des réformes et de modifier la politique étrangère de manière à ce qu’elle ne se heurte pas aux intérêts arabes. Si ces conditions sont remplies, alors le royaume sera prêt à aider le Liban. Côté saoudien, le récit est moins glorieux. Selon cette version des faits, l’appel n’a duré que quelques secondes, au cours desquelles MBS a souligné la nécessité de mettre en œuvre les réformes requises par les communautés arabe et internationale pour commencer à aider le Liban. Il a ensuite redonné le téléphone à Macron, qui a insisté sur l’importance des réformes. Coincé par le président français, MBS aurait fait le service minimum, juste pour lui faire plaisir. Mais le royaume n’a pas l’intention de modifier sa politique d’un iota.
Acte III : le verdict
Qui a gagné ? Qui a perdu ? Chacun y va de son interprétation. Les Français considèrent qu’ils ont ouvert une brèche dans un mur glacial et ont relancé leur initiative au Liban. Paris espère avoir convaincu Riyad de s’investir davantage dans le dossier humanitaire et défend la politique des petits pas. Les Saoudiens crient également victoire. Ils estiment que Macron avait besoin d’eux et qu’ils ont obtenu de lui un repositionnement géopolitique en leur faveur. C’est ainsi qu’ils interprètent la déclaration conjointe franco-saoudienne qui a suivi la rencontre et qui évoque les résolutions onusiennes 1559 (désarmement des milices) et 1701 (cessez-le-feu avec Israël), et l’adoption par le Liban d’une politique qui converge avec les intérêts arabes. Une déclaration qui vise directement le Hezbollah. Et qui insiste également sur le maintien de l’accord de Taëf, sujet non négociable pour le royaume. Pour Paris, c’est loin d’être une rupture diplomatique, puisque tous les points abordés sont conformes à sa politique traditionnelle au Liban. Mais depuis le début de l’initiative française, Macron avait mis la question du Hezbollah en retrait par rapport aux exigences de réformes.
Le parti chiite, justement, ne cache pas son agacement par rapport à cette déclaration conjointe. Mais il considère que tout cela ne changera rien à la position saoudienne et tient à préserver sa relation avec Macron.
Mikati, enfin, est aux anges. Après l’échange avec MBS, il s’est empressé de contacter le président de la République, Michel Aoun, et de l’informer de la teneur de la discussion. Il a également appelé le président du Parlement, Nabih Berry, l’ancien Premier ministre Saad Hariri et Hussein Khalil. Le chef du gouvernement peut pavoiser. Il a l’appui des Français et a eu un échange direct avec l’homme fort du royaume. De quoi sérieusement agacer un Michel Aoun mis à l’index durant presque tout le processus.
Mais comment se fait-il que personne n'ose reprocher au Prince ce sourire artificiel pour ne pas dire plus ? On peut simplement lui proposer de ne pas sourire, tellement l'apparence est flagrante.
16 h 56, le 11 décembre 2021