Dossiers Flaubert

Les carnets de Flaubert et la « coulisse du texte » exposés à l’Imec

Les carnets de Flaubert et la « coulisse du texte » exposés à l’Imec

© Michaël Quemener / Imec

Du 29 octobre au 27 février, une exposition ambitieuse est organisée par l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (Imec) dans l'abbaye d'Ardenne, près de Caen, avec le concours exceptionnel de la Bibliothèque historique de la ville de Paris. Cette manifestation a été conçue dans le cadre de l'événement Flaubert 21, soutenu par la région Normandie. À l’occasion du bicentenaire de la naissance du romancier, l’institut propose un regard stimulant sur le geste de l'écriture, programmant une exposition mais aussi des rencontres, des performances et des ateliers. La Rage d'écrire, de Gustave Flaubert à Peter Handke aborde la création littéraire en tant qu'ensemble de signifiants inscrits sur un support précis et hautement symbolique, le carnet, considéré comme le sismographe d’une pensée en cours de réalisation.

« Chienne de chose que la prose », écrivait Flaubert ; c'est cette fabrique syntaxique que questionne le corpus de carnets et de documents rassemblés, où s’enchaînent, se confrontent, se chevauchent réflexions, recherches, trouvailles ou tentatives de Flaubert mais aussi de Duras, Robbe-Grillet, Genet, Audiberti... Le carnet de travail, toujours à portée de main, accompagne la formulation de l'idée, ses détours, ses défaites. « Il nous rappelle qu'il n'y a pas de création, pas d’interprétation, pas de recherche sans tâtonnements ni sans errances. C'est au fond ce que Flaubert, le premier, nous a appris », souligne Nathalie Léger, directrice de l'Imec et commissaire de l'exposition La Rage d'écrire.

Ce parcours dans le secret de fabrication des écrivains est amorcé par un ensemble de carnets de Gustave Flaubert, montrés pour la première fois au public. Ils racontent l'écrivain, ses angoisses, ses ébauches de scénarios, de textes, de phrases... Nathalie Léger partage avec émotion sa fréquentation des carnets de celui dont les interrogations sur l’écriture fondent la modernité.

Comment est née cette exposition ?

Lorsque la région Normandie nous a contactés pour préparer un événement autour de Flaubert, je leur ai proposé de mettre l'accent sur la postérité du romancier, en montrant ce qu’il a apporté à la littérature, à partir de notre collection d'archives. Ensuite, j’ai sollicité le prêt de deux carnets de l’auteur auprès de la Bibliothèque historique de la ville de Paris. Il me semblait important d'ouvrir cette exposition intitulée La Rage d’écrire sur la fabrique même de l'écriture : au fond, c'est une exposition sur la rature, et Flaubert était tout indiqué pour y occuper une place déterminante. Il ouvre tout un pan de la modernité littéraire. Certes, il n'est pas le seul à avoir parlé des difficultés à écrire, mais Flaubert s’intéresse d'abord à l'humeur de l'écriture, à sa difficulté mais aussi sa volupté. Pour lui, écrire est lié à l'existence même, et donc à la douleur, qu'il décrit comme aussi absolue que superflue, mais aussi à la jouissance. On voit bien en le lisant qu'elle est aussi infernale que délicieuse.

Dans l'expression très singulière de cette douleur, de cette souffrance et de ce plaisir, on comprend combien qu’écrire est difficile, comme c'est rude, ardu de parvenir à dire le monde. Il le rappelle sans cesse : « deux jours pour la recherche de deux lignes », « cinq jours pour une seule page ». Il passe son temps à se plaindre : « je n'ai fait qu'une seule page », « je tourne et je retourne un paragraphe sans en venir à bout ».

Dans ses carnets, comme dans sa correspondance, il n'est question que de l'acte de création lui-même, de sa puissance comme de son impuissance. On y retrouve le vocabulaire de la fabrique, une interrogation constante portée sur la forme même de la phrase, une sorte de coulisse du texte qui est très proche de la manière dont les écrivains, aujourd'hui, conçoivent leur travail.

Que peut-on découvrir dans les carnets de Flaubert ?

On y voit tout d’abord la puissance de l'archive : il y a une profonde émotion à voir ce qui subsiste d'un corps. Dans un manuscrit, c’est d'abord un corps qui s'exprime, c'est la marque d'une pulsion, d'une humeur, la marque d'une intimité. Que peut-il y avoir de plus intime pour un écrivain que la manière dont il rêve l'écriture ? Tout est là : les effacements, les hésitations, la pesée des mots.

Dans les archives de Flaubert, une dizaine de carnets, de petite taille, contiennent des notes de voyage, datant de 1845 pour l’Italie, 1847 pour la Bretagne, de 1849 à 1851 pour le voyage en Orient. Dans ses notes de 1847 sur son voyage en Bretagne, le romancier évoque d’ailleurs son passage à l’abbaye d’Ardenne. Ce sont des choses qui sont vues et ressenties en chemin, sur la route, sur le vif, parfois elles servent à la rédaction d'un de ses récits de voyage.

Les carnets rassemblant des notes littéraires sont plus grands et leur durée d’utilisation est plus étendue. Ils consignent des idées, des pensées, il y a des scénarios, des projets, parfois à très long terme. Ce corpus est composé de 18 cahiers, qui ont accompagné sa vie. On peut y trouver des notes de lecture, sur l’Antiquité, sur l’Orient, pour préparer Salambô ou La Tentation de Saint-Antoine par exemple. On peut y lire les notes prises pour la rédaction de Bouvard et Pécuchet : pour nous c’est une merveille de pouvoir montrer des originaux. Sans parler de sa graphie, de ce qu'il rature, ce sur quoi il revient, comment la pensée avance, et le rythme qu'on sent dans l'écriture, la vivacité d'esprit, la manière dont il fait des incises, que ce soit entre parenthèses, en-dessous, en réécrivant par-dessus. Le mouvement même de l’écriture parle de la pensée de Flaubert.

Comment avez-vous choisi les carnets que vous montrez ?

L’exposition propose quelques pages manuscrites au public ; l’intégralité des carnets est accessible avec un feuilletoir numérique. Ces deux carnets ne comportent pas trop de passages au crayon, étant plutôt rédigés à l’encre, ce qui les a mieux conservés.

Le carnet 2 date d’octobre 1859, il contient des notes de lecture, des idées de narration pour des livres à venir. Il y a un fragment de journal intime qui date du 12 décembre 1862, alors qu’il est en train de rédiger Salambô, qu’il commente. On découvre quelques feuillets qui font écho au procès de Madame Bovary, et enfin des notes pour Bouvard et Pécuchet, en 1878. Ce carnet l’a donc accompagné dix-huit ans... Le second carnet est le numéro 20, je l'ai beaucoup aimé car il commence par la mention « plan, idées en l'air. Spira, spera ». Souffle, espère... Il date des années 1870. Dès les premières pages, il y a une pensée sur le suicide, datée du 4 avril ; c’est un mardi, et on sait que c'est un jour de la semaine que Flaubert considérait comme particulièrement funeste. Cette notation très intime sur la question du suicide, où il estime que c’est l’idée la plus consolante de toutes, m'a intéressée. C'est le grain de la phrase qui m'a retenue, mais il y avait beaucoup de pages entre lesquelles j'ai hésité. On trouve ensuite un vers de Victor Hugo, tiré d’Oceano Nox, lorsqu’il évoque son meilleur ami, Louis Bouilhet, qui est mort en 1869. À cette époque, il a perdu beaucoup de ses proches, dont Maxime Du Camp. À titre exceptionnel, ce carnet-là devient le lieu d'un épanchement très personnel.

Comment définir la modernité de Flaubert ?

Flaubert peut être perçu comme le maître des modernes et des contemporains. Il est non seulement un styliste hors pair mais son œuvre est profondément politique. Flaubert, c'est le grand sabordeur des idées reçues, et pas seulement dans son Dictionnaire des idées reçues. Dans Madame Bovary, ce que le romancier décrit de son temps et de ses compatriotes est d’une violence inouïe.

Tous les écrivains contemporains lisent Flaubert. Flaubert met joyeusement, vigoureusement les mains dans le cambouis de la phrase, et toute sa correspondance en témoigne. Je souligne la force d'une généalogie d'écriture, mais il n'est pas question d'écrire « comme Flaubert ». Ce que Flaubert a fait dans son temps, les écrivains d’aujourd’hui le font dans le leur, avec des préoccupations politiques et poétiques de leur temps, heureusement ! Et ils le font sans doute avec la même incertitude, avec les mêmes difficultés, les mêmes hésitations que celles du grand Flaubert.

La Rage d'écrire, de Gustave Flaubert à Peter Handke, exposition réalisée avec le concours exceptionnel de la Bibliothèque historique de la Ville de Paris, du 29 octobre 2021 au 27 février 2022, L'Institut Mémoires de l'édition contemporaine, Abbaye d’Ardenne, Saint-Germain-la-Blanche-Herbe.

Du 29 octobre au 27 février, une exposition ambitieuse est organisée par l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (Imec) dans l'abbaye d'Ardenne, près de Caen, avec le concours exceptionnel de la Bibliothèque historique de la ville de Paris. Cette manifestation a été conçue dans le cadre de l'événement Flaubert 21, soutenu par la région Normandie. À l’occasion...

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