Critiques littéraires Roman

Surimpressions

Surimpressions

© Jean-Luc Bertini

Fenua de Patrick Deville, Seuil, 2021, 368 p.

Dans Fenua, son dernier roman, et dans un chapitre intitulé « Trois spectres », Patrick Deville relate les visites que fit Victor Segalen à la veuve de Paul Gauguin, puis à la sœur de Rimbaud, et rapporte que le poète et voyageur amoureux de la Chine accomplit ces visites « par goût des traces et de l’enquête », par « volonté de traquer le Réel ». En parlant des intentions de Segalen, Deville définit bien évidemment sa propre démarche et sa propre entreprise littéraire. Depuis plus de quinze ans, le romancier raconte, en une œuvre en train de devenir monumentale, les relations entre l’histoire, la géographie et la littérature, et suit pour cela, au cœur du réel et des paysages, la trace des hommes qui ont couru la planète. À partir des liens que les aventuriers, les écrivains ou les artistes ont entretenus avec les lieux qu’ils ont traversés ou habités, il tisse aussi l’écheveau extraordinaire des rapports qu’ils ont eu les uns avec les autres, des croisements de leurs itinéraires, de leurs rencontres, de leurs rendez-vous manqués, de leurs présences en de mêmes lieux à des moments historiques différents et la rêverie que ces superpositions et ces simultanéités ne manquent jamais de provoquer.

Dans Fenua, Deville poursuit cette chasse aux spectres selon toujours le même dispositif littéraire. Après avoir arpenté l’Amérique latine, l’Afrique ou l’Extrême-Orient, il nous emmène ici dans le Pacifique, à Tahiti et les îles de la Société, dans les Tuamotu et aux Marquises. On s’y retrouve en compagnie de tous ceux qui s’y rendirent et y vécurent, depuis les navigateurs, Bougainville ou Wallis jusqu’à Elsa Triolet ou Segalen en passant par Gustave Viaud, le premier photographe de Tahiti, puis son neveu Julien, devenu Pierre Loti, Gauguin qui s’y rendit deux fois et y mourut malgré lui, Melville qui y déserta et y vécut avec les cannibales ou encore Stevenson qui les arpenta en dandy avant de mourir pas très loin, dans les îles Samoa.

Truffé d’histoires, d’anecdotes, de récits de vies, mélange de fictions biographiques et de récits de voyages, Fenua remonte dans les existences de tous ces chercheurs de réel depuis bien avant leur arrivée sur les îles, les y fait converger puis les suit après leur départ, créant ainsi une confluence entre ces coins perdus du Pacifique et la grande trame du monde et de ses habitants. À cela s’ajoute bien entendu le récit du voyage de l’écrivain lui-même sur les lieux et voilà sa silhouette qui se superpose à celles de ses prédécesseurs, le voici recevant les bateaux de Bougainville ou se découvrant, dans sa cabane, un voisin de Gauguin.

La surimpression est bien le thème le plus insistant dans Fenua, comme il l’est dans tous les autres ouvrages de Deville. Mais il est ici plus explicite et ce n’est pas un hasard si le livre s’ouvre sur l’histoire du premier photographe de Tahiti et de ses clichés. Sauf qu’au fur et à mesure que l’on avance dans le livre et qu’apparaît la figure des peintres qui firent la réputation des îles, on passe paradoxalement de la photo à la peinture, dans une sorte d’inversion de l’histoire des arts de la représentation, ce que Deville ne manque pas de souligner et d’exploiter. Car cette inversion nous amène à ce qui est sans doute un des propos essentiels sous-tendant toute l’entreprise du romancier. Si le projet général de Patrick Deville est bien en effet de tenter une vaste description du monde, il est aussi une tentative de le décrire en fonction de la manière avec laquelle l’ont vu avant nous les écrivains, les peintres, les poètes ou les aventuriers. Or ce que ne cesse de nous dire Deville, c’est que par-delà (ou par-dessus) la représentation objective qu’on en a, celle par exemple que nous en offre la photo, le réel ne devient vraiment visible, ne se construit pour prendre sens et cohérence que lorsqu’on le regarde à partir de l’œuvre des peintres, des romanciers ou des poètes.


Fenua de Patrick Deville, Seuil, 2021, 368 p.Dans Fenua, son dernier roman, et dans un chapitre intitulé « Trois spectres », Patrick Deville relate les visites que fit Victor Segalen à la veuve de Paul Gauguin, puis à la sœur de Rimbaud, et rapporte que le poète et voyageur amoureux de la Chine accomplit ces visites « par goût des traces et de l’enquête », par « volonté...

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