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Économie - Récit

Quand les allées du supermarché racontent les histoires de la crise libanaise

Si les effets de la crise économique hantent tous les recoins du Liban, les histoires, presque intimes, qui la racontent se nichent dans les allées d’un supermarché. Tout comme les produits présentés dans les rayons, ces histoires sont celles d’une adaptation collective et contrainte.

Quand les allées du supermarché racontent les histoires de la crise libanaise

Au supermarché, les clients regardent désormais avant tout les prix. Photo I.K.

Depuis quelques minutes déjà, Maya compare les prix des chocolats au rayon sucreries d’une branche des supermarchés Spinneys à Beyrouth. Interrogée sur ses nouvelles habitudes d’achat, elle hésite. « Je fais les courses aussi fréquemment qu’avant, j’achète aussi autant qu’avant. J’ai trois enfants, leurs besoins n’ont pas diminué avec la crise », finit-elle par répondre. Cette quadragénaire reconnaît toutefois ne plus acheter un certain nombre de produits qui avaient leurs habitudes dans son caddy il y a encore deux ans. « Parce que je ne les trouve plus, mais aussi parce que je ne peux plus me permettre tout ce que je me permettais avant », explique-t-elle. « Avant », c’est avant le début de la crise économique et financière, marquée, entre autres, par une dévaluation violente de la monnaie nationale qui a perdu autour de 90 % de sa valeur depuis l’automne 2019, et une inflation brutale des prix à la consommation. En septembre dernier, les prix des biens de consommation avaient connu une hausse de 144,12 % en glissement annuel. Entre octobre 2019 et septembre 2021, c’est de 1 870 % que les prix des denrées alimentaires ont augmenté, selon les chiffres de l’Administration centrale de la statistique.

Dans ce contexte, pour beaucoup de clients comme Maya, les achats impulsifs ne sont plus d’actualité. « Je ne viens plus au supermarché avec mes enfants, ils me ruineraient! » lance-t-elle.

Si certaines habitudes ont disparu, d’autres, nouvelles, se forment. C’est de la vodka libanaise qu’achète désormais Julie au rayon alcools. « Beaucoup de nouveaux produits et marques libanais sont apparus, je leur donne une chance. Ces produits sont moins chers que leurs équivalents importés, et j’ai été agréablement surprise plus d’une fois », explique cette Libanaise d’une trentaine d’années.

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Ce changement d’habitudes, nul ne l’observe mieux que les employés de la grande surface, qui le racontent aussi bien à travers leur vécu professionnel que leurs histoires personnelles.

« J’ai remarqué que les clients qui achetaient entre deux et trois kilos de viande trois fois par semaine en achètent désormais 500-600 grammes une fois par semaine. Ils ont clairement changé leurs habitudes en cuisine », explique Mohammad, employé au rayon boucherie. « On sent qu’ils privilégient les achats pour cuisiner des plats réalisables sans ou avec très peu de viande », poursuit le sexagénaire. Le boucher note également un surcroît de questions quant à l’origine de la viande de la part de clients qui savent que la stratégie de remplacement de certains produits par d’autres, moins chers, touche tout le monde, y compris les responsables achats des supermarchés. « On sent aussi des inquiétudes sur la sécurité sanitaire, notamment en raison des coupures d’électricité qui sévissent dans tout le pays », reconnaît Mohammad, avant d’ajouter que lui, en tant que client, privilégie les grandes surfaces qui ont les moyens d’avoir au minimum trois générateurs et donc d’assurer la chaîne du froid.

La responsable du rayon fromages regrette, elle, le temps où la priorité des clients était de s’offrir un bon fromage, souvent importé. « Aujourd’hui, les clients regardent avant tout, seulement même, les prix. La qualité du produit est devenue secondaire », raconte Samia*, employée dans le groupe depuis sept ans. Puis, entre les bacs de halloum et les plats préparés, Samia oublie un peu les clients pour raconter sa propre dégringolade. « Ici, nous recevions 8 000 livres libanaises par jour pour le transport. Nous sommes passés à 24 000 LL. Mais il me faut deux services pour aller au travail, et deux pour en revenir. Ça me fait un total, en transports, de 80 000 LL par jour. Seulement pour aller travailler. Parfois, je me demande si ça ne serait pas plus rentable de rester chez moi », dit-elle avant d’ajouter très vite : « Le problème, c’est que je deviendrais folle à ne rien faire. »

L’essence n’échappe pas à l’hyperinflation qui touche le Liban depuis des mois. En fin de semaine dernière, les 20 litres d’octane 95 étaient à 308 600 livres, soit quasiment la moitié du salaire minimum toujours fixé à 675 000 livres. En octobre 2019, les 20 litres étaient autour de 25 000 LL. Une hausse brutale qui se répercute inévitablement sur le coût des transports.

C’est ce qui a contraint Bilal, qui travaille à temps partiel au rayon charcuterie, de vivre en semaine dans un foyer pour étudiants à Beyrouth. Le week-end, il retourne au Akkar où vivent sa femme et son enfant. « Je cumule deux emplois au sein du groupe, ce qui me permet de toucher ce qui équivaut à 160 dollars au taux du marché parallèle (à un peu moins de 20 000 LL/USD, ce jour-là) », explique ce jeune Libanais, dans le groupe depuis quatre ans. « Ce salaire ne me suffit pas pour couvrir tous mes frais », lâche-t-il. Dans son village, la majorité de ses amis ont opté pour une solution plus radicale face à la crise. « Dix de mes amis sont partis en Turquie pour un emploi rémunéré 300 dollars par mois », dit-il.

Politique salariale

Comme nombre d’entreprises à travers le pays, Gray Mackenzie Retail, qui gère le réseau Spinneys-Happy-Grab’n Go, a dû revoir sa politique salariale. « Nos employés reçoivent, en début de mois, un montant de base, que nous avons majoré à plusieurs reprises depuis le début de la crise. La seconde semaine du mois, nos 2 000 employés bénéficient d’un bon pour l’achat de nourriture. Par le passé, ce bon représentait 22 % de leur salaire. Aujourd’hui, avec la dévaluation, il en représente aux alentours de 5 %. Au milieu du mois, quand nous avons bouclé les comptes du mois précédent, nous évaluons notre chiffre d’affaires et comparons le pourcentage de ce CA déjà versé en salaires au pourcentage du CA que nous nous sommes engagés à attribuer aux salaires. Disons que ce pourcentage tourne autour de 6 % du CA. La différence est alors versée en salaires. Nous estimons que cette stratégie nous permet d’être justes envers notre communauté tout en suivant les normes de l’industrie », explique Hassan Ezzeddine, PDG du groupe.

Des mesures ont donc été prises, mais pour nombre d’employés, elles ne permettent pas d’endiguer complètement l’impact de la crise sur le niveau de vie.

Ibrahim travaille avec Bilal au comptoir des fromages. « Honnêtement, je suis fatigué de m’entendre râler », lâche Ibrahim. Lui aussi cumule deux boulots : la nuit, il travaille en tant qu’agent de sécurité. Ses deux parents sont malades et il doit soutenir financièrement sa fiancée. « Il dort trois heures par nuit. Ce qui reste de son salaire après ses multiples frais permet à peine de couvrir ses frais de transport. Alors à quoi bon tout ça ? » explique Bilal en parlant pour son collègue.

Le jeu à somme nulle des efforts salariaux de l’entreprise face à la dégradation continue de la situation, Mohammad le résume ainsi : « Je suis respecté ici, on m’offre ce que je mérite. Mais nos attentes aujourd’hui ont changé, et nos malheurs aussi. »

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Face à la crise, le groupe a dû adapter sa stratégie au-delà de la question salariale. « Nous avons réalisé que le seul moyen pour faire face à une crise de cette ampleur était d’accroître nos opérations », explique Hassan Ezzeddine. L’établissement a trouvé, dans les nouvelles habitudes des clients, une opportunité de croissance. Ainsi, et pour répondre à une demande grandissante de produits de substitution – résultant elle-même de l’incapacité de l’entreprise à importer en devises les mêmes volumes qu’il y a deux ans –, Spinneys a créé ses propres nouvelles marques en travaillant avec des producteurs au Liban et à l’étranger. « Nous comptons aujourd’hui entre 10 et 15 nouvelles marques qui nous appartiennent, toutes développées après le début de la crise. Ceci nous permet de contrôler les prix et la qualité, et s’aligne avec nos futurs projets de distribution », poursuit M. Ezzeddine.

Car l’expansion du groupe Gray Mackenzie a également un aspect géographique. « Tous nos magasins ont souffert d’une baisse d’au moins 50 % en volume d’achat des clients, et pour certains jusqu’à 90 %. Le seul moyen de remédier à cela est d’aller gagner des parts de marché là où c’est possible. ». Ce plan d’expansion se traduit par l’ouverture de 15 nouveaux magasins entre les marques Spinneys, Happy et Grab’n Go d’ici à la fin du premier trimestre 2022, dispersés sur le territoire libanais.

Si le groupe semble confiant dans sa pérennité, pour certains employés, quitter le Liban est la seule issue. « Il n’y a plus rien pour moi ici aujourd’hui. Les pourboires ne valent plus grand-chose. Je ne peux plus envoyer à ma famille, à Dacca, autant d’argent que j’en envoyais avant », explique Hadi, jeune Bengladais qui s’occupe d’empaqueter et de transporter les courses des clients à leur voiture depuis un an.

Si les pourboires sont plus maigres, Joëlle n’a pas noté, depuis sa caisse située juste à côté des gourmandises qui incitent à l’achat impulsif après des courses sous contrôle, une baisse violente du pouvoir d’achat des clients. « Je suis perplexe parce que les clients, finalement, ont l’air d’avoir beaucoup plus de moyens que ce que la crise pourrait laisser croire. Le nombre de cartes de loyauté platinum que je vois en une journée en est une bonne indication ! » lance-t-elle. Ces dernières sont proposées aux consommateurs dépensant au minimum 6 000 dollars par mois. À noter que le taux de change appliqué est toujours à 1 500/USD en la matière. Selon Claudine Akiki, responsable du programme de loyauté au sein du groupe, le nombre de clients ayant cette carte n’a pas baissé ces derniers mois.

Le supermarché, d’espace pour les courses, est aussi devenu un lieu dans lequel lassitude, colère et désespoir s’expriment. « Les gens ne sont plus dans la rue. Alors c’est au supermarché, chez le coiffeur, le mécanicien, qu’ils se plaignent désormais », explique Ali, responsable à mi-temps de la section fruits et légumes. « Régulièrement, on me demande pourquoi j’ai fixé le kilo d’avocats à tel prix. Comme si c’était moi qui le fixais... Le problème, c’est qu’on ne sait plus à qui demander des comptes dans ce pays… »

*Le prénom a été modifié.

Nabil Fahed : « Si la crise persiste, le nombre de supermarchés va diminuer »

Interrogé sur le futur de l’écosystème, Nabil Fahed, président du syndicat des supermarchés du Liban, décrit une situation difficile : « Nous le voyons comme l’on voit aujourd’hui le futur de l’économie entière du pays : c’est très sinistre », lance-t-il. « Si certains acteurs du secteur ont des projets d’expansion, la plupart s’emploient à contrôler leurs dépenses et à réduire les effectifs afin de pouvoir poursuivre leur activité. Si avec la baisse des ventes les coûts opérationnels augmentent, ils risquent de faire faillite, chose qui a déjà eu lieu avec plusieurs petits supermarchés » depuis le début de la crise, poursuit-il. Si les grandes surfaces tiennent encore, c’est, selon Nabil Fahed, grâce à leurs capacités financières plus importantes. « Mais leurs fonds de roulement commencent à s’épuiser et donc si la crise persiste, on verra une diminution de leur nombre sur le territoire », avertit-il.

Depuis quelques minutes déjà, Maya compare les prix des chocolats au rayon sucreries d’une branche des supermarchés Spinneys à Beyrouth. Interrogée sur ses nouvelles habitudes d’achat, elle hésite. « Je fais les courses aussi fréquemment qu’avant, j’achète aussi autant qu’avant. J’ai trois enfants, leurs besoins n’ont pas diminué avec la crise », finit-elle par...

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