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Culture - Exposition

La lettre de Chaza Charafeddine au père, à l’encre des maux de Kafka

Sous l’égide de la galerie Saleh Barakat, l’espace Mina Image Centre rouvre ses portes pour la première fois après la double explosion du 4 août et présente l’installation « Letter to the Father » de l’artiste conceptuelle et engagée.

La lettre de Chaza Charafeddine au père, à l’encre des maux de Kafka

Chaza Charafeddine va recopier de sa propre écriture, sur plusieurs formats et sur différents supports, la « Lettre au père » de Kafka.Photo DR

À l’origine, il y a une lettre, une vraie, celle que Franz Kafka écrit à son père et que Chaza Charafeddine, artiste engagée et conceptuelle, va recopier de sa propre écriture, sur plusieurs formats et sur différents supports, pour questionner la communication entre la fille et le père. Lettre au père est une longue lettre réquisitoire où le grand écrivain austro-hongrois analyse et critique la figure paternelle toute puissante et fantasmatique, sauf que le réquisitoire ne fut jamais remis à son destinataire. Chaza Charafeddine va s’emparer du livre comme fil conducteur pour établir un parallèle avec la société conservatrice, patriarcale et protectrice orientale, celle qui accorde une importance à l’autorité du père, et ainsi aborder les peurs inhérentes à la communication et piéger le spectateur dans ses propres doutes.


l’espace Mina Image Centre rouvre ses portes pour la première fois après la double explosion du 4 août. Photo DR

L’écriture comme une mise en demeure

C’est un espace qui invite à la méditation et à la réflexion, un sanctuaire qui impose le silence et qui sollicite les sens pour que, dans ce parcours chamanique, seule résonne la voix de Chaza Charaffeddine récitant des textes de Lettre au père de Franz Kafka. Soufflé par la double explosion du 4 août 2020, l’espace du Mina Image Centre se prête à merveille à cette expérience. Loin des tumultes et du brouhaha du monde extérieur, c’est un endroit symbolique où un temps vide de tout laisse la pulsion de l’écriture et du dessin émerger en formes entrelacées. À la manière des manuscrits islamiques, l’artiste va coucher le texte de Kafka en allemand et en arabe sur plusieurs feuilles ou sur une seule. Elle joue sur le graphisme des lettres qui perdent leur pouvoir de « designer des idées » pour devenir une calligraphie abstraite, un témoin de l’espace et du temps qui passe. À la recherche de l’essence de l’écriture et de sa pulsion, une part de l’œuvre de Kafka échappe à l’artiste, comme si elle souhaitait lâcher prise non seulement avec son histoire, mais aussi avec l’œuvre elle-même. L’écriture devient alors une forme de dessin codifié aux destins entremêlés. L’art de Chaza Charafeddine est réduit à sa plus simple expression : écrire ! Et le geste devient une véritable performance.

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C’est un espace qui invite à la méditation et à la réflexion, un sanctuaire qui impose le silence et qui sollicite les sens pour que, dans ce parcours chamanique, seule résonne la voix de Chaza Charaffeddine récitant la « Lettre au père » de Franz Kafka. Photo DR

Une lettre à tous les pères

Si chaque père est ce qu’il est, c’est qu’on a fait de lui ce qu’il est ! Et c’est l’éternelle répétition de l’histoire, la transmission morale, mais aussi la transmission des gestes. Chacun peut se reconnaître dans cette lettre et se demande un jour : « Comment sommes-nous devenus les adultes que nous sommes ? Quelle est la part de responsabilité parentale dans cette construction, dans nos échecs, dans nos angoisses, dans nos choix ? Quelle vie aurions-nous eue si nous avions reçu une autre éducation ? » En voulant toutefois dénoncer l’autorité et s’en affranchir, l’artiste va, en revenant sur son ouvrage des dizaines de fois, fonctionner inconsciemment à son tour dans une dynamique de recommencement, une forme de résignation heureuse à l’exercice. « Insérer le nombre exact de mots et de pages, sans en omettre aucun, dans un format préétabli (sur un papier réalisé à la main, utilisé au Mexique pour coucher les textes sacrés), un format idéal où l’écriture va épouser son support, faire et défaire, reprendre, ne pas se lasser et résister au découragement, c’est cela qui déterminait mon amour pour l’écriture et pour Kafka, confie l’artiste. Je n’avais peut-être pas mesuré au départ l’ampleur de la difficulté. Mais plus je travaillais, plus je recommençais, plus j’étais heureuse de le faire. » Chaza Charafeddine le faisait un peu à la manière dont chaque être travaille sur ses relations humaines pour les corriger et les parfaire, ou encore à la façon dont les femmes orientales sont génétiquement résignées et tentent de regagner leur liberté. Mue par sa passion d’abord pour la littérature et pour cet auteur en particulier, mais aussi pour l’écriture, c’est cet amour qui lui donnera des ailes et lui permettra de mener à bout ce projet audacieux et inédit qui nécessitera trois années de travail. « Nous voulions, avec certains artistes depuis trois ans, avoue-t-elle, travailler sur un collectif, chacun dans son medium de choix et un thème commun : l’amour. Je suis une amoureuse de la littérature et de l’écriture, je collectionne papiers, cahiers, encre, crayons et tissus, c’est alors naturellement que je me tourne vers la littérature et mon livre favori Lettre au père. » «. Et d’ajouter : « Le père n’est-il pas aussi le premier amour d’un enfant ? De plus, le réquisitoire ne démarre-t-il pas sur une phrase magnifique du père : «Je t’ai toujours aimé»? Le livre de Kafka est en même temps une critique pour le père, doublée d’une forme d’admiration.


C’est un espace qui invite à la méditation et à la réflexion, un sanctuaire qui impose le silence et qui sollicite les sens pour que, dans ce parcours chamanique, seule résonne la voix de Chaza Charaffeddine récitant la « Lettre au père » de Franz Kafka. Photo DR

Alors, j’avais trouvé mon sujet sur l’amour, et le cercle s’est refermé. » C’est une relation complexe pétrie de colère et d’amour que cette lettre. Chaza Charafeddine va soulever ce problème de l’autorité patriarcale, mais elle va beaucoup plus loin et l’utilise pour rejeter toutes sortes d’autorités parentales, mais aussi religieuses, politiques et sociales. C’est sa façon de faire de cette lettre une forme d’icône, car, dit-elle, « il n’y a pas que les textes religieux qui sont seuls dignes d’être sacrés, la littérature aussi ».


À la manière des manuscrits islamiques, l’artiste va coucher le texte de Kafka en allemand et en arabe sur plusieurs feuilles ou sur une seule. Photo DR

Reste la lettre suspendue au plafond que l’artiste dédie à son propre père et qu’elle va étaler sur un papier de 10 mètres de longueur et d’un mètre de largeur. « Le but, dit-elle, n’est pas de comprendre ce qui est dit, car il ne s’agit pas d’un témoignage personnel, mais de figurer ce que chacun aurait envie de dire à son père. » Elle interrompt l’écriture au bout de cinq mètres car les choses à dire s’étendent à l’infini...

Dans le monde d’aujourd’hui où toutes les valeurs se perdent, l’importance de revenir à l’écriture n’est-il pas un retour à l’essentiel ? L’essentiel, une leçon que toute l’humanité en général, et le peuple libanais en particulier, a tirée de ce qui ressemblerait aujourd’hui au prélude d’une fin de monde.

Écrire, mais aussi partager et aimer, telle est au final la leçon de vie de Chaza Charafeddine.

Mina Image Centre

« Letter to the Father » de Chaza Charafeddine, en collaboration avec la galerie Saleh Barakat, curatée par Manal Khodr.

Design du son : Rana Eid, DB Studio.

Coffret réalisé par Nathalie Elmir. Texte : Ayla Karamé.

Bio express

Après une enfance et une jeunesse à Beyrouth, Chaza Charafeddine est contrainte, suite à la guerre civile, de s’installer entre la Suisse et l’Allemagne. Artiste conceptuelle et engagée, elle va, après 15 ans de travail dans l’éducation et la danse en Europe et au Liban, élargir son travail aux arts visuels et à l’écriture. Elle est une voix unique dans la littérature de langue arabe. Ses œuvres visuelles et écrites dynamiques explorent la culture et les actualités liées au Moyen-Orient, et au monde arabe et islamique. Son travail a été exposé, organisé, interprété et publié dans divers lieux et publications au Liban et à l’étranger.

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