Le feuilleton judiciaire de l’affaire du port de Beyrouth continue... Le président de la 15e chambre civile de la cour d’appel de Beyrouth, Habib Mezher, a suscité ces derniers jours confusion et indignation dans les milieux de la justice lorsqu’il a notifié jeudi dernier le juge d’instruction près la Cour de justice, Tarek Bitar, d’un recours en dessaisissement porté contre lui par l’ancien ministre Youssef Fenianos, l’une des personnalités mises en cause dans l’enquête. Le juge Mezher a en effet créé la surprise en se saisissant de la demande présentée il y a huit jours par M. Fenianos. Cela alors que l’étude de cette demande avait été dévolue par le premier président de la cour d’appel, Habib Rizkallah, au président de la 12e chambre civile de cette cour d’appel, Nassib Élia. Ce dernier magistrat faisant lui-même l’objet d’un recours en dessaisissement présenté mardi dernier par M. Fenianos, le premier président de la cour, à qui revient la charge de distribuer les tâches, l’avait remplacé jeudi dernier par M. Mezher à la tête de la 12e chambre. Celui-ci devait se pencher exclusivement sur le recours contre le juge Élia, et non sur celui porté contre M. Bitar, comme il l’a fait.
Proche du tandem chiite qui s’acharne à entraver les investigations du juge Bitar, M. Mezher s’est empressé le jour même de sa désignation de notifier le magistrat chargé de l’enquête du port du recours en dessaisissement porté contre lui par M. Fenianos. Visiblement dans le but de l’empêcher de poursuivre ses investigations, sachant qu’une séance est prévue aujourd’hui pour entendre le député et ancien ministre Ghazi Zeaïter, affilié au mouvement Amal. Cette notification a donc eu pour effet de suspendre la mainmise de Tarek Bitar sur le dossier, alors que les familles des victimes du 4 août 2020 attendent impatiemment les résultats des investigations. Le comble, c’est que cette notification a été assortie d’une décision dans laquelle M. Mezher demande au juge Bitar de lui fournir tout le dossier de l’enquête afin qu’il puisse statuer en connaissance de cause sur la demande de son dessaisissement. Une requête qualifiée de « scandaleuse » dans les milieux judiciaires, qui considèrent, d’une part, que son exécution porterait atteinte au secret de l’instruction et, d’autre part, qu’elle risque de renvoyer aux calendes grecques la poursuite du travail de M. Bitar, puisque ce dernier devra attendre que M. Mezher étudie l’intégralité du dossier avant de l’autoriser ou pas à reprendre l’enquête.
Cette affaire a suscité de nombreuses actions de la part d’avocats contre le juge Mezher. Dès vendredi, des avocats du collectif Mouttahidoun, ainsi que Mazen Hteit, Tarek Hajjar et Farouk Moghrabi, avocats des victimes étrangères tuées lors du drame du 4 août 2020, ont présenté au juge Habib Rizkallah des requêtes visant à séparer les deux dossiers (celui du dessaisissement du juge Élia et celui du dessaisissement du juge Bitar). Lorsque, durant le week-end écoulé, il s’est avéré que le juge Rizkallah n’avait jamais unifié les deux affaires, Mouttahidoun et les avocats susmentionnés ont alors décidé hier de porter plainte contre M. Mezher devant l’Inspection judiciaire pour dépassement de prérogatives, incompétence, partialité et autres fautes commises dans le cadre de ses fonctions. S’adressant à la cour d’appel de Beyrouth, les avocats œuvrant au sein du bureau de plaintes de l’ordre des avocats de Beyrouth ont accusé eux aussi M. Mezher d’avoir joint en un seul dossier les demandes de récusation de Nassib Élia et de Tarek Bitar.
De leur côté, les avocats au sein du collectif « Le peuple veut réformer le système » ont requis l’assignation de Habib Mezher devant l’Inspection judiciaire afin de le suspendre de ses fonctions et de sa participation au Conseil supérieur de la magistrature (CSM) dont il est membre, ainsi que pour le déférer devant le parquet de cassation pour « dol (manœuvre frauduleuse dans l’objectif de tromper, NDLR) et tentative de violation du secret d’une enquête criminelle ». Haïtham Ezzo, l’un des avocats du collectif, soutient que « le juge Mezher a laissé croire qu’il est en charge de statuer sur la demande de dessaisissement de Tarek Bitar », indiquant à L’Orient-Le Jour qu’« il a donc déformé le contenu de la décision de Habib Rizkallah en s’arrogeant des prérogatives inexistantes ».
Manque d’éthique inédit
« Habib Mezher a commis une hérésie », tonne sous couvert d’anonymat un magistrat qui suit le dossier, interrogé par L’OLJ. Dans les milieux judiciaires, on affirme que M. Mezher s’est emparé du dossier du recours en récusation de Tarek Bitar sans avoir informé les deux conseillères du juge Élia de la mesure qu’il allait prendre à l’égard du procureur en charge de l’enquête du port, et sans même que Habib Rizkallah ne soit au courant de cette mesure. Plusieurs sources judiciaires s’accordent à décrire l’action de M. Mezher comme manquant aux valeurs d’éthique, même dans la forme. Dans l’histoire de la justice libanaise, il s’agit bien de la première fois où, pour des questions concernant le travail judiciaire, un magistrat procède à la notification de son collègue à son domicile plutôt qu’à son bureau du Palais de justice, relèvent ces sources.
On ne sait pas quelle est l’attitude que compte adopter d’ores et déjà Tarek Bitar face à l’action de Habib Mezher. Trois options s’offrent à lui, supputent les sources judiciaires interrogées : soit il estime que la décision de son confrère a une valeur juridique et suspend jusqu’à nouvel ordre son enquête ; soit il la considère inexistante, car provenant d’un magistrat qui n’a pas le pouvoir de la prendre. Dans ce dernier cas, il pourrait organiser aujourd’hui l’audience fixée pour interroger le député Ghazi Zeaïter, à condition que le parquet de cassation donne son avis sur les exceptions de forme présentées le 29 octobre par l’avocat de M. Zeaïter, Samer Hajj, et que le juge Bitar lui avait aussitôt soumises. Si le parquet ne se prononce pas à temps, il devra reporter la séance. Mais dans le cas contraire, et si le député ne se présente pas, il pourrait délivrer un mandat d’amener à son encontre.
La troisième option est que Tarek Bitar dépose lui-même un recours contre la décision de M. Mezher si, malgré les recours enclenchés, le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) et l’Inspection judiciaire n’engagent pas de poursuites contre ce dernier.
Le CSM a tenu hier une réunion à ce propos, qui n’était toujours pas achevée en soirée, alors qu’elle avait débuté à 14h30. Une source proche de l’organe judiciaire affirme à L’OLJ que Habib Mezher siégeait parmi les participants. Des informations médiatiques ont par ailleurs rapporté que le climat de la séance était très tendu du fait que le juge Mezher ainsi que certains de ses confrères considèrent d’une part qu’il n’a pas commis de faute en se penchant sur le recours en dessaisissement de M. Bitar et, d’autre part, que sa demande du dossier de l’enquête est légale parce qu’il n’y a pas de secret entre les magistrats.
Actions en responsabilité de l’État
Entre-temps, les responsables politiques mis en cause ne chôment pas. L’ancien ministre Youssef Fenianos (affilié aux Marada de Sleiman Frangié) a présenté hier un recours en dessaisissement contre Rosine Hojeili, conseillère au sein de la 12e chambre, pour l’empêcher de se pencher sur la question du dessaisissement de Tarek Bitar.
Les députés berrystes Ghazi Zeaïter et Ali Hassan Khalil ont engagé pour leur part un énième recours, intentant une action en responsabilité de l’État pour « fautes lourdes » commises par la présidente de la 5e chambre civile de la Cour de cassation, Jeanette Hanna, et par ses deux conseillers, Joseph Ajaka et Noëlle Kerbaje, qui avaient rejeté le 10 octobre leur demande en récusation de Tarek Bitar, sans en notifier ce dernier ni les autres parties au procès. Les deux députés ont porté le même recours contre Naji Eid et Rosine Ghantous, respectivement président et conseillère d’une autre chambre civile de la Cour de cassation, qui les avaient également déboutés le 11 octobre en se déclarant incompétents. Selon une source proche de M. Zeaïter, les deux députés comptent assigner aujourd’hui mardi ces 5 magistrats devant l’Inspection judiciaire.
Les FSI expliquent leur refus de diffuser le mandat d’arrêt contre Ali Hassan Khalil
Les FSI expliquent leur refus de diffuser le mandat d’arrêt contre Ali Hassan Khalil
Les Forces de sécurité intérieure (FSI) ont expliqué hier que leur chef, le général Imad Osman, avait refusé de diffuser le mandat d’arrêt lancé par le juge Tarek Bitar, en charge de l’instruction sur la double explosion au port de Beyrouth, contre le député Ali Hassan Khalil, afin de ne pas enfreindre la Constitution, qui stipule qu’un député en exercice ne peut être arrêté pendant une session parlementaire. La nouvelle session de la Chambre s’est ouverte le 19 octobre. L’avocat général près la Cour de cassation, Imad Kabalan, avait diffusé jeudi dernier auprès des différents services sécuritaires le mandat d’arrêt contre M. Khalil émis par le juge Bitar le 12 octobre.
Plusieurs médias avaient annoncé hier matin que M. Osman avait refusé de diffuser le mandat d’arrêt lancé contre Ali Hassan Khalil. En réponse, les FSI ont souligné que leur directeur général avait demandé à M. Bitar une « clarification » à ce sujet. Selon ce document, cité par la police, l’article 40 de la Constitution stipule qu’un député ne peut être arrêté pendant une session en cours de la Chambre.
« Aucun membre de la Chambre ne peut, pendant la durée de la session, être poursuivi ni arrêté pour infraction à la loi pénale qu’avec l’autorisation de la Chambre, sauf en cas de flagrant délit », selon le texte constitutionnel. Le mandat d’arrêt avait pourtant été émis hors session.
commentaires (18)
Nous vivons désormais dans la 4ème dimension....
Sfeir walid
15 h 49, le 09 novembre 2021