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Cécile Coulon : « Il y a des endroits où les choses doivent rester cachées. »

Il y a un soupçon de George Sand dans le dernier roman de Cécile Coulon, Seule en sa demeure, qui connaît un des plus grands succès en librairie en cette rentrée littéraire bien chargée. Les personnages du huis-clos familial du domaine Marchère évoluent dans un univers rural où la nature est un des moteurs essentiels de l’intrigue.

Cécile Coulon : « Il y a des endroits où les choses doivent rester cachées. »

© Thierry Zoccolan-AFP

Le jour où Aimée Deville épouse Candre Marchère, la jeune fille bascule dans un univers de mystère et d’étrangeté. Si son parcours de jeune mariée l’amène à découvrir la sexualité dans une forme de bestialité dont elle apprécie la dimension primitive, c’est au contact de sa professeure de piano, Émeline, qu’elle va découvrir la sensualité et le langage puissamment évocateur de son corps domestiqué, mais sensible à l’appel de la nature. « Les nuits passèrent vite et Aimée eut la sensation de n’avoir jamais connu d’autre parfum que celui des sapins, tout son corps tremblait de contenir ce que les bois laissaient derrière eux. »

Le sentiment d’étrangeté se propage au fil des pages, autour de la première femme de Candre, Aleth, que l’on dit décédée dans des conditions pour le moins opaques. Henria, qui a élévé Candre et qui lui est entièrement dévouée, semble traquer le moindre geste d’Aimée, et enfin Angelin, à qui on a arraché la langue, hante les bois et suscite un crescendo de terreurs nocturnes chez la jeune fille. « Des ombres obstruaient sa mémoire et se jouaient d’elle. (...) Depuis qu’elle savait la vérité, pour Angelin, elle rêvait qu’on lui prenait sa propre langue : sans douleur ni cri, une main d’homme tirait dessus et elle se décrochait d’une poignée de porte. » Son cousin, Claude, l’enjoint de cesser ses investigations, car « il y a des endroits où les choses doivent rester cachées, et secrètes ». Une certaine discordance, à peine perceptible, entre le propos du narrateur et le discours intérieur d'Aimée suggère que les explications de son mari ne correspondent pas à la réalité, avec un jeu constant d’ombres et de lumières.

Ainsi, le lecteur suit la progression croissante d’une tension qui devient rapidement insoutenable, à la manière des romans noirs les plus réussis, en analysant l’articulation ineffable entre le mal et la folie. La syntaxe crée un effet de contrepoint saisissant, arborant un équilibre phonétique et rythmique millimétré, comme pour mieux mettre en valeur l’errance des personnages dans la cruauté humaine et dans les chimères de l’angoisse. À propos d'Aleth, la narratrice constate qu’« elle débitait les mots comme des troncs », ce qui laisserait sous-entendre une connexion presque organique entre l’écriture et la nature, qui procèdent par des mises en relief, des effets d’échos, de contrastes et d’harmonie.

Le cœur, la langue et le ventre ponctuent de manière ternaire la trajectoire narrative ; cette désarticulation du corps incarne le démantèlement de toute forme de rationalité, dans le cadre majestueux d’une nature ténébreuse et indifférente.

Seule en sa demeure semble tisser des liens mystérieux entre les règnes végétal, minéral, animal, et les êtres humains. Comment pourriez-vous définir la place de la nature dans votre texte et dans votre écriture ?

La place de la nature ou plutôt de l’environnement naturel dans lequel évoluent les personnages est primordiale : c’est même le personnage principal de ce roman comme des romans précédents. Je commence à écrire mon histoire uniquement si j’ai la sensation que le lieu où se déroule l’intrigue est plus fort que les personnages. Ce récit est né en face du récit précédent, Une Bête au paradis. J’avais écrit sur la ferme de ma grand-mère, sur des terres que je connais. J’ai quitté ces lieux pour prendre l’air, pour m’enfoncer dans la forêt. Ce récit est né du lieu où il se déroule, comme les précédents.

Peut-on considérer que votre roman se situe au croisement du roman noir, marqué par une présence déterminante de la cruauté, et du conte ?

Je crois que la cruauté est présente dans les romans, peu importe le siècle : peut-être que ce qu’on nomme assez largement le roman gothique, ou l’intrigue gothique, a inspiré cette histoire, même si l’on s’éloigne fort du tournant fantastique ou même de l’horreur. Peut-être que les contes d’Edgar Allan Poe et les ouvrages victoriens m’ont permis de mêler des codes qui empruntent à l’angoisse et au romantisme.

En ce qui concerne le conte, il représente pour moi le « genre » maître en fiction, parce qu’il est intemporel. Il touche un public large et dit bien plus qu’on pense à travers des histoires extrêmement simples. Quand j’ai commencé à parler de ce texte, j’ai souvent mentionné un remake de Barbe-Bleue où, finalement, Barbe-Bleue serait le personnage principal plus que la jeune épouse à sauver.

Votre roman interroge régulièrement le mystère du mal ; le terrain romanesque est-il particulièrement propice à explorer cette thématique ?

Explorer le mal, c’est un vaste programme ! Et ça revient surtout à se poser la question des racines du mal, de sa naissance et de sa prolongation dans la réalité. Je ne sais pas si je suis le genre de personne qui se dit « allez, avec ce texte, allons explorer ce qu’est le mal », ou plutôt « allons tourner autour des personnages pour en connaître des vérités multiples, changeantes, et souvent cruelles ». C’est sans doute une histoire qui dit que rien ne nous pousse au mal, nous l’avons en nous-même.

Récemment, un journaliste m’a dit que les personnages du livre lui semblaient « dessinés avec des ombres », ce que je considère comme un compliment ! Je n’essaie pas de faire un livre avec deux notions reines, bien et mal, mais plutôt, de les déconstruire, de les dérouler, comme une pelote, pour qu’elles soient moins lourdes et plus proches. D’ailleurs, je voulais que le lecteur et la lectrice cheminent au côté d’Aimée, n’en sachent pas plus qu’elle sur son domaine, tentent de deviner, de chercher, de débusquer. Je voulais qu’on soit sur son épaule.

Est-ce le subtil tissage de normalité et d'étrangeté qui rend l'atmosphère du roman de plus en plus angoissante, jusqu'à ce qu'elle devienne quasiment intenable au cours des dernières pages ?

Je crois que l’angoisse naît d’une idée simple : en tant que lecteur/lectrice, nous avons un imaginaire bâti sur des intrigues communes. Quand on lit, cet imaginaire lance ses pistes, et si le texte ne les suit pas, alors on s’affole ! Les titres des trois parties du texte accompagnent cette trajectoire et indiquent d’où viennent les sensations et les émotions des personnages, à mesure qu’ils avancent dans cette forêt profonde.

Votre texte, magistralement écrit, se déploie dans une langue pleine de poésie. Avez-vous souhaité créer un effet de contraste entre la noirceur des êtres et la beauté du style ?

J’ai toujours écrit des poèmes, j’en publie depuis quelques années. Dans mes romans, je veux apprendre à instaurer, au sein de l’intrigue et du halètement que l’intrigue – j’espère – procure, des pauses, des moments immobiles où le détail de l’environnement, du corps et du langage vient noyer le reste. Je ne sais pas si c’est plus « beau » que la noirceur des êtres, en tout cas, je crois que j’ai une passion des choses sans importance, et ces choses-là parfois, dans mes romans, prennent de la place.

Seule en sa demeure de Cécile Coulon, L'Iconoclaste, 2021, 333 p.

Le jour où Aimée Deville épouse Candre Marchère, la jeune fille bascule dans un univers de mystère et d’étrangeté. Si son parcours de jeune mariée l’amène à découvrir la sexualité dans une forme de bestialité dont elle apprécie la dimension primitive, c’est au contact de sa professeure de piano, Émeline, qu’elle va découvrir la sensualité et le langage puissamment...

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