
Photo M. J. S.
Bien qu’ils travaillaient dur, nos ancêtres menaient une existence sobre centrée sur l’essentiel. Ils avaient leurs repères familiers, leurs maisons sacrées et leurs rituels habituels. Ils prenaient le temps de déguster tranquillement un bon repas en famille, de faire une sieste revigorante en toute quiétude et de siroter jovialement un bon café en joyeuse compagnie. Ils possédaient un grand cœur qui battait la chamade lors d’une rencontre fortuite et galante. Leur créativité était prolifique car ils étaient sereins, insouciants et passionnés.
La créativité humaine entame son déclin avec l’avènement du XXe siècle et son quotidien tumultueux. C’est le siècle des voitures rapides, des trains à grande vitesse et des avions supersoniques. Il s’agit d’aller vite, très vite, ultra-vite, à tel point que « tout de suite » devient synonyme de « c’est déjà hier ». Comme disent les Américains : « Time is money. » Du lever au coucher du soleil, l’homme moderne travaille comme une bête de somme tirant son lourd attelage. Il est sans cesse fouetté par son ego insatiable, son impitoyable bourreau qui le somme incessamment de faire encore plus d’efforts afin d’accumuler encore plus d’argent. La course au profit l’entraîne dans un cercle vicieux d’obligations et de préoccupations, de cupidité et d’individualité.
L’homme surchargé devient alors stressé et impatient. Il n’a plus le temps de contempler langoureusement un beau ciel étoilé ni de se laisser emporter par la rêverie. Il consacre de moins en moins son temps à la famille et aux âmes chères. En manque d’imagination, son esprit se fige dans une inertie latente. Dans sa dernière lettre, datée du 30 juillet 1944, écrite la veille de sa disparition, Antoine de Saint-Exupéry se lamente de la condition humaine contemporaine : « La vie de l’esprit commence là où un être est conçu au-dessus des matériaux qui le composent. L’amour de la maison – cet amour inconnaissable aux États-Unis – est déjà de la vie de l’esprit… L’homme châtré de tout son pouvoir créateur et qui ne sait même plus, du fond de son village, créer une danse ni une chanson. »
Le passage du temps accentue encore plus la tragédie humaine. Le nouveau millénaire est porteur d’une contrainte supplémentaire, en l’occurrence le diktat de la révolution numérique. L’homme bascule vers un univers parallèle où le virtuel se transforme en réel, et vice versa. Les interlocuteurs privilégiés de l’homme ne sont plus des humains en chair et en os, mais des avatars qu’on gratifie d’un nom agréable, d’un visage radieux, d’une voix mélodieuse et d’un humour pointu. Ce nouveau paradigme plonge l’homme dans un océan d’indifférence et d’anonymat que l’on essaye de camoufler par une apparence hypocrite de beauté et de bonté. Évidemment, cet artifice relève de la supercherie. Incontestablement, il n’y a que le naturel qui est authentique.
Il est à craindre que la chaleur humaine ne devienne indéfiniment glaciale. Même l’amour n’est plus une source infinie de douceur et de bonheur. C’est devenu un vulgaire produit de consommation visant à satisfaire des besoins immédiats aux plaisirs éphémères. De nos jours, les petits ne lisent plus les histoires d’amour des belles princesses et des princes charmants sur des chevaux blancs. Par contre, leurs regards restent vissés sur des écrans virtuels qui sont aussi toxiques pour le corps que pour l’esprit. Comme l’aurait suggéré le Petit Prince de Saint-Exupéry, ils ne voient pas l’essentiel car rien ne caresse plus leur cœur. En d’autres termes, ils sont intrinsèquement aveugles et donc démunis d’imagination.
D’aucuns diront que l’intelligence artificielle pourrait remplacer la créativité humaine. Cependant, il ne faut pas se leurrer : aucune intelligence artificielle au monde, quelles que soient sa vigueur et sa profondeur, ne pourrait répliquer, même à l’infinitésimal, les superbes créations de Beethoven, de Baudelaire ou de Botticelli. Ce sont des chefs-d’œuvre sublimes qui sentent l’humain dans sa forme la plus pure et la plus sincère. Ils jaillissent spontanément du cœur. Ils exhalent la passion. Ils respirent la compassion.
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Quelle belle plume ... en effet, l Humain devient rareté et le sublime passé
20 h 49, le 05 novembre 2021