
Le chef de la diplomatie saoudienne, Fayçal ben Farhane, le 19 août 2020 à Berlin. John Macdougall/Pool/Reuters
Après avoir multiplié les avertissements et les signes de mécontentement au sujet de la mainmise du Hezbollah sur la scène libanaise, Riyad a marqué un coup double ce week-end en décidant de passer à la vitesse supérieure. En provoquant un séisme diplomatique d’abord, dans le sillage de l’annonce fracassante vendredi soir de la quasi-rupture de ses liens avec Beyrouth et de la suspension de toutes les importations en provenance du Liban et, surtout, en emportant à sa suite Bahreïn, les Émirats arabes unis et, plus surprenant encore, le Koweït, au fil du week-end. Prise en réaction aux propos tenus par le ministre de l’Information Georges Cordahi en août dernier, soit avant sa nomination ministérielle, dans lesquels il critiquait vivement l’intervention de la coalition menée par Riyad au Yémen pour appuyer les forces gouvernementales et prenait parti pour les rebelles houthis, soutenus par l’Iran, cette décision cristallise l’ouverture d’un chapitre inédit dans les relations entre Beyrouth et les pays du Golfe qui devrait s’étaler sur la durée. « L’Arabie saoudite est en train de se désengager du Liban », remarque Émile Hokayem, chercheur à l’Institut international des études stratégiques (IISS) de Londres. « Il ne s’agit pas nécessairement d’un calcul stratégique mais davantage d’une punition infligée à ceux qui l’ont bafouée », observe-t-il.
Cet épisode s’inscrit certes dans la continuité de la détérioration de leurs liens et des tensions qui se sont accrues depuis 2016. Mais jamais une crise diplomatique n’avait atteint cette ampleur – et ce malgré la séquestration du Premier ministre Saad Hariri à Riyad en 2018 – entre le pays du Cèdre et ceux de la péninsule Arabique, et jamais Beyrouth n’avait fait l’objet de mesures de rétorsion aussi incisives mais, surtout, collectives. « Cette fois-ci, les dossiers en jeu touchent à la sécurité nationale des pays du Golfe – à savoir les activités du Hezbollah, qui n’a pas seulement une influence au Liban mais aussi au Yémen où il entraîne les houthis, la découverte de cellules liées au Hezbollah dans le Golfe ou encore le trafic de drogue, qui ne s’arrête pas », explique Bader al-Saif, professeur à l’Université du Koweït et chercheur non résident au centre Carnegie. En avril dernier, la saisie par les autorités saoudiennes de cinq millions de pilules de Captagon dissimulées dans des grenades en provenance de Beyrouth avait notamment mené à la suspension des importations de produits agricoles libanais, envenimant davantage les relations diplomatiques face au manque de réactivité des douanes libanaises. « Il y a une sorte de colère froide et de dépit qui est en train d’atteindre son comble aujourd’hui, ce qui explique qu’il y a une sorte d’unanimité golfique », souligne Joseph Bahout, directeur de l’Institut Issam Farès au sein de l’Université américaine de Beyrouth. Le roi Salmane s’est par ailleurs entretenu avec ses homologues bahreïni et koweïtien pour les remercier de leur solidarité. Conformément à sa politique de la neutralité, Oman ne s’est pas joint à ses voisins et s’est contenté d’appeler les parties à la retenue tandis que le Qatar, qui entretient des rapports cordiaux avec Téhéran, a arrondi les angles en condamnant fermement les propos « irresponsables » de Georges Cordahi sans pour autant rompre les liens diplomatiques avec le Liban.
Vision transactionnelle
Si le royaume saoudien avait déjà perdu patience et pris ses distances avec Beyrouth ces dernières années en raison de l’incapacité et, dans une moindre mesure, du manque de volonté de ses alliés locaux à tenir tête au Hezbollah et à Téhéran, les événements de ce week-end ont donc fini d’enfoncer le clou : le temps où les pays du Golfe étaient prêts à passer l’éponge sur les arrangements « à la libanaise » – qui consistent à manger à tous les râteliers pour que chacun puisse s’arroger une part du gâteau politique et financier – et à activer la planche à billets pour maintenir le pays à flot et dans le giron arabe comme porte d’entrée vers l’Occident est définitivement révolu.
Car l’une des caractéristiques de la situation actuelle se trouve aussi là : le rapport au Liban des dirigeants de la péninsule Arabique, issus de la nouvelle génération, symbolisée par le dauphin saoudien Mohammad ben Salmane et celui d’Abou Dhabi Mohammad ben Zayed, n’est pas celui de leurs aïeux. Transactionnelle et guidée par l’intérêt national, leur approche est purement ancrée dans la realpolitik – loin des relations diplomatiques basées sur les amitiés entretenues entre les dirigeants libanais et les souverains précédents. L’épisode de la démission forcée de Saad Hariri, alors Premier ministre, depuis Riyad en novembre 2018 en est certainement l’exemple le plus frappant.
Conforme au discours tenu depuis ces dernières années, l’attitude du royaume saoudien et des EAU ne prend donc pas de court, ni celle de Bahreïn, souvent considéré comme l’arrière-cour de l’Arabie saoudite et qui en dépend entièrement pour sa sécurité. Le Koweït, dont le nouvel émir Cheikh Nawaf al-Ahmad al-Jaber al-Sabah a accédé au trône en septembre dernier, s’est cependant démarqué de sa politique étrangère traditionnellement mesurée. « L’ancien émir, cheikh Sabah, était ministre des Affaires étrangères entre les années 1960 et 2000 et était complètement impliqué dans la politique régionale et au Liban », rappelle Émile Hokayem. « Le nouveau leadership koweïtien n’a pas la même approche émotionnelle qui existait avant, ni la nostalgie du Liban », relève-t-il.
Médiation qatarie
Car au-delà des enjeux sécuritaires et diplomatiques, l’attitude des voisins de Riyad s’inscrit également dans le cadre plus large des négociations en cours sur le nucléaire iranien et des pourparlers entre le royaume saoudien et Téhéran qui ont repris langue au cours de ces derniers mois, notamment en vue de trouver une issue à la guerre au Yémen. « Ces pays commencent à comprendre que, s’ils veulent préserver leurs cartes dans cette grande négociation au niveau du Golfe, ils doivent probablement durcir le ton vis-à-vis de l’Iran. Cette affaire constitue aussi une opportunité pour le faire depuis le Liban », estime Joseph Bahout.
En rappelant son ambassadeur à Beyrouth, Walid Boukhari, pour « consultations » et en donnant à l’ambassadeur du Liban en Arabie saoudite, Fawzi Kabbara, un délai de 48 heures pour quitter le royaume, s’ajoutant à la suspension des importations de tous les produits libanais et de l’envoi de colis, Riyad reste cependant celui qui a pris les décisions les plus draconiennes. Plus mesurés, Bahreïn, les EAU et le Koweït ont tous rappelé leurs ambassadeurs au Liban et demandé le départ des représentants diplomatiques libanais dans leurs pays. Abou Dhabi a également interdit à ses ressortissants de se rendre au Liban sous couvert de considérations sécuritaires tandis que l’ambassade émiratie à Beyrouth est fermée jusqu’à nouvel ordre, selon des sources diplomatiques interrogées par L’OLJ.
Alors que les contacts s’enchaînent au Liban et à l’étranger à un rythme effréné depuis vendredi pour tenter de trouver une issue à la crise, le Qatar souhaiterait jouer les entremetteurs entre ses voisins et le pays du Cèdre. Selon le bureau de presse du Premier ministre Nagib Mikati, l’émir qatari cheikh Tamim ben Hamad al-Thani s’est entretenu avec le chef du gouvernement libanais en marge de la COP26 à Glasgow, et lui a fait savoir que le ministre qatari des Affaires étrangères, cheikh Mohammad ben Abderrahmane al-Thani, se rendrait « prochainement » dans la capitale libanaise afin « d’étudier des moyens de soutenir le Liban et de poursuivre les discussions sur les dossiers actuellement sur la table, et notamment la résolution de la crise ». « Le Qatar a été galvanisé par le dossier afghan, souligne Bader al-Saif. Ils ont le sentiment qu’ils peuvent renforcer leur soft power à travers la médiation – à l’instar de ce que Doha a déjà fait à Gaza, au Soudan ou encore au Liban en 2008. »
commentaires (8)
a relever que les dirigeants de la péninsule Arabique, issus de la nouvelle génération sont moins romantiques - pas du tout meme- et que leur real politik n'autorise plus le fait que les libanais se foutent de leurs gueules . surtout lorsqu'en sus des milices libanaises celles-ci les attaquent avec force fusees et drones depuis le territoire des houthis au yemen. BRAVO pour ces jeunes dirigeants, tant pis pour nous. en attendant un éveil qui tarde a se materialiser.
Gaby SIOUFI
11 h 02, le 02 novembre 2021