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Moyen-Orient - Éclairage

L’exaspération augmente en Tunisie devant l’absence de scénario du président

Près de deux mois après le coup de force institutionnel mené par Kaïs Saïed, une partie de la population s’impatiente face au discours vague du chef de l’État, alors que le pays est toujours privé de Premier ministre et de Parlement.


L’exaspération augmente en Tunisie devant l’absence de scénario du président

Des manifestants tunisiens scandant des slogans hostiles au coup de force institutionnel mené le 25 juillet dernier par le président tunisien lors d’un rassemblement à Tunis, le 18 septembre 2021. Fethi Belaid/AFP

Cela fait près de deux mois que la population tunisienne retient son souffle dans l’attente des décisions du président Kaïs Saïed concernant le futur chef du gouvernement et le Parlement. Resté vague à propos de ses intentions, le chef de l’État n’a en outre pas divulgué le scénario institutionnel vers lequel il souhaite se diriger. Le 25 juillet dernier, Kaïs Saïed avait annoncé au cours d’une déclaration surprise le gel des activités du Parlement – au sein duquel le parti islamo-conservateur Ennahda est la principale formation – avant de démettre ensuite le chef du gouvernement et le ministre de la Défense de leurs fonctions et de s’arroger les pleins pouvoirs en l’absence d’une Cour constitutionnelle. Un coup de force institutionnel qui avait cependant ravi une grande partie de la population, tenant la formation islamiste pour responsable de la crise socio-économique que traverse le pays, sur fond de flambée de l’épidémie de Covid-19 au cours du mois de juillet. Malgré les scènes de liesse observées à l’époque, le manque de communication et de clarté du président semble depuis exaspérer de plus en plus de Tunisiens, qui s’inquiètent également d’une dérive autoritaire. Ayant prolongé le 24 août dernier « jusqu’à nouvel ordre » l’état d’exception proclamé un mois plus tôt, Kaïs Saïed a évoqué par la suite la possibilité d’amender la Constitution tunisienne, adoptée en 2014. Celle-ci élabore un régime hybride – ni tout à fait présidentiel ni tout à fait parlementaire – source de luttes internes entre les deux pouvoirs.

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« Il est difficile de déterminer l’objectif du chef de l’État, bien que ses récentes déclarations sur sa volonté de modifier la Constitution et de repenser fondamentalement le système politique tunisien semblent être les indicateurs les plus clairs de ce qu’il recherche, observe Sarah Yerkes, spécialiste de la Tunisie au think tank Carnegie Endowment for International Peace. C’est un populiste qui semble faire confiance à très peu de gens, donc concevoir un scénario de sortie de crise où il devrait déléguer le pouvoir à quelqu’un d’autre que lui-même de son petit cercle intime semble être très difficile à supporter pour lui. »

Craintes d’une nouvelle confrontation

Samedi, plusieurs centaines de personnes – dont une majorité de pro-islamistes – ont répondu à un appel lancé sur les réseaux sociaux en se rassemblant sur l’avenue Habib Bourguiba de Tunis pour réclamer un retour à la « légitimité » du pouvoir. « Le peuple veut faire tomber le coup d’État », « Constitution, liberté et dignité », ont notamment scandé les protestataires, parmi lesquels plusieurs personnalités du parti Ennahda. Un cri de colère qui semble avoir ravivé les craintes d’une nouvelle confrontation entre les partis politiques exclus du pouvoir et les partisans du geste du président. Pendant ce temps, des dizaines de militants favorables à Kaïs Saïed ont réclamé une dissolution du Parlement, arborant des slogans hostiles au parti Ennahda et à son chef, Rached Ghannouchi, président du Parlement gelé. « Il y a une peur de certains Tunisiens que les islamistes instrumentalisent la mobilisation de la rue afin de reconquérir le pouvoir », avance Oumayma Abnouni, membre du comité directeur de la Ligue tunisienne de défense des droits de l’homme (LTDH). Car ces derniers mois, Ennahda et d’autres formations alliées au parti d’opposition ont été dans le viseur du président et ont exprimé leur volonté de ne pas se laisser faire. Depuis son coup de force, des dizaines d’arrestations, d’assignations à résidence et d’interdictions de voyager arbitraires ont ciblé plusieurs personnalités dans le cadre de la croisade anticorruption menée par Kaïs Saïed. Parmi elles se trouvent cependant des députés ayant condamné en juillet dernier la manœuvre du chef de l’État. Ces décisions s’inscrivent-elles dans un règlement de comptes politique ou servent-elles réellement la volonté du président de lutter contre la corruption, s’interrogent des citoyens. Pour Marouane, étudiant en philosophie âgé d’une trentaine d’années, Kaïs Saïed « n’est pas allé jusqu’au bout et n’a pas emprisonné les barons de la corruption et les voleurs des rêves et des aspirations du peuple tunisien comme promis ». Or ce même peuple est le poumon du président, rappelle le jeune homme, alors que le leader populiste n’a eu de cesse depuis son élection en octobre 2019 de fonder son discours sur le rejet des élites et la nécessité de rendre le pouvoir aux citoyens. Marouane salue tout de même le coup de force du président. « Il a renversé le régime hybride et la force politique aux manettes pendant dix ans, à cause de laquelle le taux de pauvreté, de marginalisation et de chômage a augmenté. Ce ne sont pas seulement des slogans, la révolution a bien eu lieu pour les islamistes », poursuit le jeune homme.

Sauveur de la nation

Au cours des mois ayant précédé le coup de force, le pays était au bord de l’implosion face à la paralysie des institutions liée aux querelles internes entre la présidence, le chef du gouvernement et le Parlement, l’impact de la crise socio-économique sur la population – alors que le taux de chômage avoisinait les 18 % pour le deuxième trimestre 2021 – et les conséquences de la pandémie de Covid-19. Avec près de 24 500 décès dus au coronavirus, la Tunisie a enregistré le nombre de morts par habitant le plus élevé des régions arabe et africaine. Par conséquent, le pays a comptabilisé 7 773 protestations sociales au cours des six premiers mois de 2021, contre 4 566 pour la même période en 2020, selon des récentes statistiques publiées par l’ONG Front tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES). « Face à cette situation déplorable, le président est apparu comme le héros venu sauver la Nation », fait remarquer Oumayma Abnouni.

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Une popularité qui semble s’éroder à mesure que le temps avance et que Kaïs Saïed maintient l’ambiguïté sur ses intentions. « Son problème est que la Tunisie n’a pas de réponses faciles et il a implicitement agi comme s’il avait toutes les réponses, se retrouvant ainsi coincé », observe Intissar Fakir, directrice de programme sur l’Afrique du Nord et le Sahel au Middle East Institute. « Il a toujours du soutien, mais la société est devenue de plus en plus polarisée par ses actions. Beaucoup parmi ceux qui l’ont soutenu demandent de la clarté, une voie à suivre. Ce n’est pas le cas uniquement parmi les acteurs politiques mais aussi au sein de la population. Les gens veulent savoir ce qui motive certaines arrestations, ils veulent savoir quel est le plan pour résoudre l’économie, tout comme les partenaires et les partisans internationaux. Plus il prend de temps, plus les appels à l’action et à la responsabilité sont susceptibles de s’intensifier », poursuit la chercheuse. Le président a récemment tenté de donner des gages à la population en renforçant la campagne de vaccination contre le coronavirus – alors que plus d’un quart de la population a actuellement un schéma vaccinal complet – et en promulguant certaines baisses de prix autour des denrées alimentaires.

Pas de quoi cependant faire oublier aux citoyens que leur pays est toujours bloqué dans l’attentisme. Il y a une semaine, le secrétaire général de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), syndicat le plus influent dans le pays, a mis en garde pour la première fois le président. « Si vous essayez de vous écarter de la voie de l’État civil et démocratique, alors le syndicat est là, prêt et rompu aux combats », avait déclaré Noureddine Taboubi. Un avertissement qui n’est pas passé inaperçu, alors que les contre-pouvoirs exercent un rôle considérable dans le pays. « L’UGTT a le potentiel à la fois d’influencer l’opinion publique et de s’affirmer par une grève générale, comme elle l’a fait par le passé. Jusqu’à présent, elle a publié quelques déclarations essayant de faire pression sur Saïed pour qu’il ne s’engage pas trop loin dans la voie autoritaire, mais cela pourrait changer », indique Sarah Yerkes. « Saïed a besoin que le public justifie tout ce qu’il fait. S’il perd le soutien du public, il aura des ennuis », résume-t-elle encore.


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