Comme toujours au Liban, tout s’est joué dans les coulisses. Jusqu’à la veille de sa naissance, vendredi, le cabinet Mikati a fait l’objet de nombreuses tractations entre deux portes, à Beyrouth, mais aussi à Bagdad, Téhéran, Washington et Paris. Non que la formation d’un gouvernement au Liban soit un enjeu international de premier plan, mais plutôt que tout le monde avait intérêt, dans un climat de grand bargain régional, à ce que la situation se débloque. De fortes pressions extérieures ont permis d’aboutir à un compromis local et régional après treize mois d’impasse.
« C’est le gouvernement Macron-Raïssi », résume un diplomate du Golfe, qui observe la situation avec circonspection. La visite du président français, Emmanuel Macron, le 29 août dernier en Irak, aurait largement contribué à débloquer la situation, selon plusieurs sources concordantes. Lors du sommet de Bagdad, qui visait à offrir une scène de dialogue aux différents acteurs régionaux, le président français serait allé, de sa propre initiative et contrairement à ce que le protocole prévoit, à la rencontre du ministre iranien des Affaires étrangères, Hossein Amir-Abdollahian, et l’aurait invité à se rendre à Paris. Selon des sources diplomatiques présentes sur place, Emmanuel Macron aurait mis en avant le désir français d’une coopération plus étroite avec l’Iran, en particulier au Liban, et la volonté de Paris d’investir en Iran et en Irak. À la suite du déplacement du locataire de l’Élysée, la compagnie Total a signé un accord de 27 milliards de dollars avec le gouvernement irakien, sur lequel les factions pro-iraniennes ont une influence non négligeable. « Macron a besoin d’une entente avec l’Iran pour protéger les intérêts français en Irak », développe un bon connaisseur du dossier. Une semaine plus tard, le président français s’entretenait avec son homologue iranien, Ebrahim Raïssi, qui lui assurait que Téhéran n’épargnerait « aucun effort » pour aider à la formation d’un gouvernement au Liban. La moitié du chemin était ainsi faite.
« Le Hezbollah, élément déterminant »
À partir de là, les choses se sont accélérées, alors que rien ne laissait présager un déblocage sur la scène locale. « Nous avons suivi tous ces développements avec attention », confirme à demi-mot un proche du Premier ministre Nagib Mikati, qui a le mérite d’avoir su saisir l’opportunité. « Les Américains ont aussi joué un rôle positif », ajoute-t-il, mettant en avant le fait que Washington souhaite éviter que la situation ne devienne chaotique au Liban.
Ayant reçu le feu vert de son parrain iranien, le Hezbollah a mis les bouchées doubles pour finaliser un compromis entre les partis. Plusieurs réunions ont eu lieu entre Nagib Mikati et l’assistant politique du secrétaire général du parti chiite, Hussein Khalil, qui a déclaré que le Hezbollah ferait des efforts pour faciliter la naissance du gouvernement. Le puissant directeur de la Sûreté générale, Abbas Ibrahim, proche du parti chiite, est à son tour entré dans la danse, jouant les médiateurs dans les négociations. « Le Hezbollah a été un élément déterminant pour sortir de l’impasse », assure le proche de Nagib Mikati.
La France n’a pas été en reste. Alors que Paris s’accroche encore à son initiative et souhaite à tout prix qu’un gouvernement voit le jour, les diplomates français ont déployé de larges efforts pour parvenir à leurs fins. Selon un membre de l’équipe Mikati, ce dernier a reçu un appel du chef de la DGSE, Bernard Emié, ex-ambassadeur au Liban et que l’on dit proche du milliardaire de Tripoli, deux jours avant la formation du gouvernement. M. Emié aurait insisté pour que le gouvernement soit formé, que des concessions concernant les conditions préalables soient faites et conseillé de mettre de côté la question du tiers de blocage, que les opposants au président Michel Aoun lui reprochaient de revendiquer lors des tractations gouvernementales. « Emié nous a assuré que, de toute façon, Aoun ne pouvait rien faire de son tiers de blocage étant donné que le gouvernement ne durera que quelques mois jusqu’aux élections législatives du printemps 2022 », dit le membre de l’équipe Mikati. Plusieurs sources concordantes confirment que la pression française a été très forte et la communication continue avec Nagib Mikati.
Les Américains ont aussi mis le pied à l’étrier. « Dorothy Shea (l’ambassadrice américaine au Liban) a appelé Michel Aoun à deux reprises lors des deux derniers jours précédant la signature du décret vendredi à Baabda, pour lui assurer que Washington était en faveur de la formation du gouvernement », confirme un diplomate occidental. C’est dans la même logique que Washington a fait une exception aux sanctions touchant tous ceux qui commercent avec la Syrie, via la loi César, en permettant au Liban d’importer du gaz égyptien via la Jordanie et la Syrie. Les États-Unis ont donné leur feu vert à ce projet juste après que Hassan Nasrallah eut annoncé que le Liban allait recevoir du pétrole iranien. Depuis, une délégation libanaise s’est rendue à Damas et une réunion s’est tenue à Amman, tout cela sous le regard approbateur de Washington. Les facteurs externes ont été, à n’en pas douter, un élément décisif dans la naissance du cabinet.
« Globalement, les chancelleries occidentales sont soulagées de voir que les choses vont enfin dans le bon sens », dit le diplomate occidental précité. Selon lui, le FMI est satisfait du choix du vice-Premier ministre, Saadé Chami, un vétéran de l’institution internationale, et du ministre des Affaires étrangères, Abdallah Bou Habib, qui faisait également partie de son équipe de travail. Les Américains ont favorablement accueilli le choix du ministre de l’Économie, Amine Salam, proche de Washington, tandis que les Français considèrent qu’ils ont la part du lion avec Abbas Hajj Hassan (Agriculture) et Walid Fayad (Énergie) qui leur sont acquis.
« Bassil a négocié les noms de chaque ministre »
Si la moitié du chemin a été faite dehors, l’autre moitié a dû se faire au Liban. « Gebran Bassil est intervenu dans les moindres détails », confie un homme politique qui a suivi les discussions de près. Le gendre du président a mené des négociations parallèles avec Moustapha Solh, consul de Monaco et gendre de Taha Mikati, le frère du Premier ministre. Paris aurait vu d’un bon œil l’intervention de cet homme qui a ses entrées dans les cercles diplomatiques français. Une formule a ainsi été trouvée pour glisser un ministre chrétien dans le « lot de Mikati » et un ministre sunnite dans celui du président. « Bassil a négocié et avalisé les noms de chaque ministre, en particulier Georges Kallas (ministre de la Jeunesse et des Sports) et Najla Riachi Assaker (ministre d’État pour le Développement administratif), les deux ministres chrétiens censés être indépendants », dit la source citée plus haut. Quant à Walid Nassar (ministre du Tourisme), il est considéré par certains comme un proche de Bassil et fait officiellement partie de la quote-part de Aoun, tandis que le camp Mikati affirme qu’il lui est affilié et qu’il entretient une relation forte et familiale avec lui. Gebran Bassil aurait réclamé certaines garanties, craignant qu’une coalition au sein du gouvernement se forme contre Michel Aoun. « Il a peur que le quatuor “Mikati, Berry, Joumblatt et Frangié” tente de l’isoler », dit un proche du chef du Courant patriotique libre. Le Hezbollah l’a rassuré à ce niveau-là, en lui répondant que ses deux ministres pouvaient être considérés comme une « garantie » pour lui.
Le flou autour de l’allégeance réelle de certains des nouveaux ministres complique l’analyse du rapport de forces au sein du gouvernement. Le CPL se dit satisfait du processus de formation et plusieurs de ses membres confirment en coulisses que Gebran Bassil est content du résultat, qui consacre selon lui le rôle du président de la République. « Le tiers de blocage ? On préfère ne pas en parler mais on n’a pas à se plaindre à ce niveau-là », admet un proche du gendre du président. Du côté de l’équipe Mikati, la satisfaction est aussi au rendez-vous. « Personne ne dispose du tiers de blocage, sinon Berry n’aurait pas avalisé le gouvernement », assure un conseiller du Premier ministre. Le président du Parlement aurait douté jusqu’à la dernière minute, selon plusieurs sources concordantes. Le jour de l’officialisation, il a contacté à plusieurs reprises son adjoint, Ali Hassan Khalil, pour s’assurer que la mouture était toujours la même.
« Les choses seront plus claires après le vote de confiance et des pièges pourraient apparaître », dit l’homme politique ayant suivi les discussions de près. Et d’ajouter, en guise de conclusion : « Bassil s’en sort avec le statut de faiseur de roi, Joumblatt n’a rien perdu ni gagné et a préservé sa neutralité, Berry a pu imposer son candidat aux Finances et Mikati passer pour le grand sauveur. »
La création de ce gouvernement est la bonne nouvelle la plus triste… Il y aura quelques annonces agréables et puis, plus rien. Nous sommes si loin des aspirations du peuple libanais ! Si c’est la France qui en est à l’origine, si elle croit ainsi trouver dans ce clafoutis des interlocuteurs capables de faire avancer le schmilblick, elle se trompe. Toutes ces manœuvres de basse politique ne mèneront à rien d’autre que de nouvelles larmes.
00 h 53, le 15 septembre 2021