Critiques littéraires Essai

L'héritage des Lumières dilapidé à gauche

L'héritage des Lumières dilapidé à gauche

© lahcène Abib

La Gauche contre les Lumières ? de Stéphanie Roza, Fayard, 2020, 208 p.

Stéphanie Roza est une astucieuse jeune spécialiste du républicanisme social au XVIIIe siècle. Agacée par la crise identitaire de la gauche au temps de l'identitarisme et de l'intersectionnalisme en mal de projet de société, l'auteure s'est donné la tâche de retravailler les archives de la genèse des idées égalitaristes et progressistes, avant de préparer dans un second temps une chasse acerbe contre les actuels errements anti-Lumières à gauche qui ont pour conséquence de « reléguer les véritables combats émancipateurs à l'arrière-plan ».

Ainsi, cette chercheuse au CNRS a dû consacrer sa thèse, devenue son livre premier, – Comment l'utopie est devenue un programme politique (2015) – à la politisation progressive de l'utopie de la communauté des biens chez Morelly et Mably dans les dernières décades de l'Ancien Régime, et son incursion croissante dans une logique d'action corroborée par la recherche d'assises anthropologiques ouvrant à l'idéal la voie de son ancrage dans le réel. Ceci devant culminer, au temps de la Révolution, dans l'œuvre pionnière de Gracchus Babeuf, chef de la « conjuration des Égaux » qui finira tristement mené à l'échafaud sous le gouvernement de la directoire en 1796.

Ces « utopistes des Lumières » constituent en quelque sorte une « gauche avant la gauche », même si Stéphanie Roza appelle à l'évacuation du « mythe du précurseur ». Pour elle, la gauche est née de cette sortie hors de soi de l'utopie dans l'action, d'une utopie ne pouvant plus se contenter de sa zone de confort dans la contemplation et la fiction. Sa gauche revendiquée puise sens et fondement dans une volonté de pousser toujours plus loin le projet des Lumières et de généraliser la perspective mélioriste de l'émancipation par la raison en lui donnant substance sociale et populaire. Sous cet angle, la gauche devrait être envisagée comme l'aile toujours plus à gauche des Lumières – des Lumières assumant pleinement leur universalisme et sachant le communier sous la forme d'un « internationalisme prolétarien ».

À suivre une telle optique, les « anti-Lumières » chicanant contre les « abstractions » du Contrat social et fustigeant la notion des droits de l'homme seraient léguées à la droite de l'échiquier, à une généalogie d'auteurs conservateurs, pétris de ressentiment contre l'universalisme au nom du particularisme, et des liens organiques avec la terre et les ancêtres.

C'est d'ailleurs la direction privilégiée par l'historien des idées Zeev Sternhell dans sa généalogie des « anti-Lumières » qui fait autorité. Mais les anti-Lumières n'appartiennent plus au seul registre de la droite la plus sombre, objecte Roza. Et c'est contre les anti-Lumières de gauche qu'elle dirige sa virulente diatribe. L'antiprogressisme, l'antiuniversalisme et la destruction de la raison peuvent-ils être de gauche, s'indigne-t-elle dans son ouvrage intitulé La Gauche contre les Lumières ?. Elle déchaîne une charge hautement polémique mais qui demeure hantée d'un constant point d'interrogation : comment a été rendue possible cette gauche anti-Lumières et antiprogressiste, puisant ses antécédents dans la littérature de la contre-révolution ?

L'auteure établit une généalogie quelque peu hâtive de cette tradition des « anti-Lumières à gauche ». À commencer par le rejet des Lumières par le maître de la confusion idéologique par excellence, Georges Sorel, au début du siècle dernier. Pour Sorel, l'adhésion du socialisme de Jean Jaurès au camp républicain et, en conséquence, à des valeurs communes avec la bourgeoise, sapait l'énergie vitale de la classe ouvrière, la privant de sa combativité au profit de parlementaires à l'image de ces « bouffons d'un aristocratie dégénérées » qui peuplaient les salons mondains au siècle des Lumières. Sorel mélangeait jargon marxisant et rhétorique conservatrice, mais sa critique des « Illusions du progrès » prenait la forme d'une critique des débordements du rationalisme optimiste plutôt qu'une remise en cause de la raison elle-même. En conséquence, Roza sera plus sévère avec Théodor Adorno et Max Horkheimer en dépréciant leur Dialectique des Lumières datant de 1944, livre phare de la tradition de l'école de Francfort. Ces deux auteurs s'étaient rendus coupables, selon elle, de s'en prendre démesurément à la raison jugée arrogante et autodestructrice, ne pouvant plus servir de fondement pour quelconque obligation morale et devenue facilement instrumentalisable par la déraison. Michel Foucault serait lui aussi une cible. S'il a fait apparaître de nouvelles figures de dominés, c'est au détriment du plus grand nombre : en marginalisant l'exploité au profit de l'exclu.

L'auteure privilégie une lecture « politiciste » à outrance de l'œuvre foucaldienne. Elle l'accuse de prêcher des stratégies individuelles et tribalisées de subversion des normes, sans aucun souci de projet de société et de système de valeurs alternatif, et dans un climat de guerre froide où il était question de bouter le marxisme en dehors de l'université et des sciences sociale.

Dans la même veine, Stéphanie Roza s'en sert de la même lance pour l'appliquer aux « études post-coloniales », à l'anthropologie de Talal Asad et au féminisme « antiblanc », accusés de relativisme culturel et d'avoir cherché à perpétrer un antagonisme entre dominés blancs et dominés de couleur, en diffamant contre l'universalisme, principale ligne de continuité entre les Lumières et le marxisme.

Il faut le dire, l'enjeu polémique de Roza a tendance à emprunter des raccourcis « réductionnistes » caricaturant toute une gamme de penseurs et d'écoles, ce qui nuit certes à son ambition interprétative critique de la tradition des anti-Lumières de gauche. Barrer la route à la compromission avec le libéralisme en rejetant le fonds commun des Lumières, représente certes une des pulsions de cette gauche antiuniversaliste, mais il n'est pas le seul. En outre, les Lumières et anti-Lumières ne représentent guère deux catégories étanches.

Ce désenchantement éprouvé à gauche face à l'héritage des Lumières ne peut s'expliquer par la seule trahison du rationalisme, de l'humanisme et de l'universalisme, ni par la dualité « déraison et démesure ». Il s'explique surtout par l'épuisement réel de ces catégories. Il reste que la complicité décrite par Roza entre anti-Lumières occidentaux et anti-Lumières « décoloniaux » est une complicité aussi réelle que destructrice.


La Gauche contre les Lumières ? de Stéphanie Roza, Fayard, 2020, 208 p.Stéphanie Roza est une astucieuse jeune spécialiste du républicanisme social au XVIIIe siècle. Agacée par la crise identitaire de la gauche au temps de l'identitarisme et de l'intersectionnalisme en mal de projet de société, l'auteure s'est donné la tâche de retravailler les archives de la genèse des idées...

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