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Culture - Vidéo

Dans « Reality in the Real », Gilbert Hage archive les vécus et ressentis du 4 août

Après avoir portraituré ces 15 dernières années un maximum de jeunes Libanais dans le but de documenter, « objectivement », le visage de la génération de l’après-guerre, le photographe se tourne vers la vidéo. Pour archiver, cette fois, le pire événement collectif jamais vécu par ses compatriotes, à travers des témoignages recueillis auprès de ses pairs artistes et intellectuels.

Dans « Reality in the Real », Gilbert Hage archive les vécus et ressentis du 4 août

Racha al-Amir : « Je reste en sachant que nous allons vivre des semaines, des mois, des jours de souffrance, de peur, de désespoir... »

Alors que la metteuse en scène Lina Abiad avoue être « hantée » par sa réaction léthargique à l’explosion qui a secoué le port de Beyrouth en ce 4 août 2020 – « Pourquoi suis-je restée coincée sur ce canapé ? Où a été mon humanité à ce moment-là ? » s’interroge-t-elle, visiblement tourmentée –, le musicologue Toufic Kerbage confie, lui, que sa première idée était de « mourir immédiatement. Sans être écrasé ou perforé par quelque chose. Sans (s)e vider de (s)on sang »…

Capture d’écran de la vidéo de Charif Majdalani.

Quand la romancière et poète Rola el-Hussein déclare que « l’explosion (lui) a confirmé, s’il le fallait, l’incommensurable cruauté du système criminel qui tient les rênes de l’État et sa capacité à se surpasser dans le mal qu’il nous inflige », le peintre plasticien Ara Azad avertit, désenchanté, que « le Liban est un pays où demain n’existe plus ». Et sa condisciple Rita Aoun confesse, d’une voix blanche, « appréhender énormément ce que l’avenir nous réserve ». Avant d’ajouter aussitôt : « Mais j’ai un attachement féroce à ce pays meurtri. Ma place est ici. Elle sera toujours ici pour l’aider à panser ses blessures. » Des mots qui font écho à ceux de l’auteure et éditrice Racha al-Amir : « Je reste en sachant que nous allons vivre des semaines, des mois, des jours de souffrance, de peur, de désespoir et de perte du mode de vie facile auquel nous étions habitués... Je reste parce que ensemble, nous allons reconstruire ce pays, en en faisant un lieu plus humain », martèle avec détermination la sœur de Lokman Slim.

Capture d’écran de la vidéo de Marwa Khalil.

« Comment voyez-vous l’avenir ? »

Pour une large majorité de Libanais, et pas seulement les Beyrouthins, il y a un avant et un après le 4 août 2020. Vécue aux premières loges ou de manière moins directe, l’explosion du port de Beyrouth a marqué de son empreinte douloureuse une population pourtant habituée aux événements dramatiques. Mais cette fois, la tragédie a atteint son paroxysme. Outre les morts, les blessés, la dévastation d’une ville à moitié détruite, il y a cette « réalité inimaginable » d’avoir (sur)vécu (à) « la plus grande explosion après celles de Hiroshima et de Nagasaki », comme le formule l’artiste visuelle Marwa Khalil.

Son impact traumatique immense n’aura épargné personne. Dans Reality in the Real (« La réalité dans le réel »), la série de témoignages qu’il a filmée dans les mois qui ont suivi l’explosion du port de Beyrouth, le photographe Gilbert Hage a choisi de documenter le pire événement de l’histoire contemporaine libanaise à travers les récits de ses amis artistes et intellectuels. Des plasticiens, musiciens, auteurs, metteurs en scène, philosophes ou architectes qui ont tous subi, d’une façon ou d’une autre, les implications de ce moment apocalyptique.

La metteuse en scène Lina Abiyad, « hantée » par sa réaction léthargique à l’explosion.

Sur un fond noir, neutre, dénué de toute référence visuelle à la tragédie qui a frappé il y a un an la capitale libanaise, le visage éclairé par un gros spot lumineux, les artistes qui se succèdent devant sa caméra sont tous soumis au même cadrage et aux mêmes questions. « Que s’est-il passé au port de Beyrouth le 4 août 2020 ? Comment vivez-vous depuis ce jour-là ? Que pensez-vous du dicton qui affirme que si le mal disparassait du monde, quatre-vingt-dix pour cent des arts disparaîtraient également ? Comment voyez-vous l’avenir, le vôtre comme celui du Liban ? »

Un mea culpa citoyen…

La mise en scène évoque un interrogatoire policier. Il y a quelque chose de l’ordre de la déposition dans les récits que donnent les personnes interrogées sur leur vécu personnel de cet événement effroyable. Même si la charge émotionnelle, immense, s’exprime surtout hors vocabulaire. Dans les expressions du visage, le souffle de la voix, les variations de tonalité, les temps de silence, les mots que l’on cherche ou ceux qui se bousculent… Mais il y a aussi quelque chose de l’ordre de la confession dans ce tête-à-tête feutré duquel se dégage, d’ailleurs, plus souvent qu’on ne l’imaginerait, un mea culpa citoyen !

Une atmosphère délibérément recherchée par Gilbert Hage, connu pour son regard interrogateur, sa réflexion poussée et son approche documentaliste de la photographie. Dans ce tout premier travail de portraits en vidéo qu’il réalise, le photographe libanais a voulu collecter « une archive vivante de l’expérience humaine individuelle face à un événement tragique de grande ampleur », indique-t-il sur le site de la Foundation for Art and Psychoanalysis (fap.org.uk), une plateforme londonienne* sur laquelle sont présentés, à raison d’une nouvelle pièce par semaine d’une vingtaine de minutes chacune, les témoignages recueillis, à chaque fois, individuellement auprès de ces artistes et membres de l’intelligentsia libanaise.

« Je les ai choisis par affinité personnelle, parce que j’apprécie leur pensée, leur voix, le haut standard de leurs pratiques artistiques. Mais aussi parce qu’ils ont vécu avec force cette explosion d’août 2020 », indique l’auteur de Reality in the Real dans sa note d’intention. Avant d’ajouter : « Je ne voulais pas de faits. Je voulais la vérité. Et faits et vérité ne sont pas synonymes. La vérité concerne ce que vous avez ressenti, ce que vous ressentez et comment vous parlez de quelque chose. C’est votre vérité. C’est votre réalité. La réalité générale, vous pouvez la trouver sur des milliers de sites web. »

Ara Azad : « Le Liban est un pays où demain n’existe plus. » Crédits Gilbert Hage

Entre aveux, confessions et interrogatoire

Les réponses glanées, sous-tendues d’une réflexion, plus large, sur l’histoire du pays et la façon dont cette histoire a eu un impact sur les vies des personnes interrogées, corroborent la vision intimiste du documentaire de cet artiste. Lequel poursuit, depuis plusieurs années et sous différentes formes non conventionnelles, un travail d’archivage visuel de son temps.

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Entre aveux (« parce que je pense qu’on est en partie responsable de ce qui se passe », affirme Gilbert Hage), témoignages (« parce qu’on l’a vécu ») et interrogatoire (« parce que beaucoup veulent comprendre »), Reality in the Real propose, au final, une vision intime, nuancée et cependant profondément identificatrice de « cet événement spectaculaire et terrifiant qui s’est produit au niveau national », dixit Charif Majdalani. L’écrivain qui soutient, pour sa part, dans l’épisode qui lui est consacré, que « les cinq minutes de l’explosion du port résument réellement la violence de tout ce qui a été enfoui, refoulé, accepté et nié par nous tous, citoyens libanais. Tout cela a constitué une terrible force explosive qui n’est que l’illustration de l’incroyable capacité que nous avons eue à tout laisser faire et à vivre finalement sur un volcan… qui a explosé ». C’est sans doute cette vérité-là qu’il faudra transmettre aux générations à venir. Plus que les désormais banales images de destruction du pays du Cèdre.

*Les vidéos de « Reality in the Real » sont accessibles sur le site de la FAP, « une plateforme qui explore une interprétation non normative du monde ».

Gilbert Hage, une esthétique de l’objectivité

Né à Beyrouth en 1966, résidant actuellement à Berlin, Gilbert Hage est une figure reconnue de la photographie contemporaine au Liban. Minimaliste, il se démarque par une esthétique de l’objectivité. Très influencé par l’école de Düsseldorf, il cherche à répertorier des caractéristiques communes de l’homme en général, mais également de la société libanaise à un moment-clef. Il a exposé à l’international, aussi bien en France qu’en Grèce, en Allemagne, au Royaume-Uni, au Brésil, en Syrie ou encore en Autriche.

Les vidéos déjà disponibles

Parmi les vidéos déjà postées sur la plateforme londonienne FAP, on peut découvrir celles des artistes suivants : Ziad Abillama, Lina Abiyad, Racha al-Amir, Rita Aoun, Ara Azad, Tony Chakar, Ralph Doumit, Charbel Haber, Rola el-Hussein, Hicham Jaber, Abed al-Kadiri, Toufic Kerbage, Marwa Khalil, Charif Majdalani et Ricardo Mbarkho. Plusieurs autres suivront, de semaine en semaine…

Alors que la metteuse en scène Lina Abiad avoue être « hantée » par sa réaction léthargique à l’explosion qui a secoué le port de Beyrouth en ce 4 août 2020 – « Pourquoi suis-je restée coincée sur ce canapé ? Où a été mon humanité à ce moment-là ? » s’interroge-t-elle, visiblement tourmentée –, le musicologue Toufic Kerbage confie, lui, que sa...

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