Erreur de jugement, vision stratégique? Ruse, faux pas ? Que dire aujourd’hui de cette « paix froide » signée en 1979 entre le président égyptien Anouar Sadate et le Premier ministre israélien Menahem Begin ? Plus de quatre décennies après les accords de Camp David aux États-Unis, débattre de leur incidence sur la santé politique et économique de l’Égypte est toujours d’actualité. Pour les uns, l’opération incarne un coup monté chapeauté par les Américains dont les Égyptiens seront dupes : une trahison idéologique qui marquera le coup d’envoi du déclin régional du Caire. Pour les autres, la paix n’est autre qu’un banal calcul visant à promouvoir les intérêts stratégiques des deux parties concernées, permettant au Caire de récupérer le Sinaï et lui offrant par la suite de nombreuses opportunités de coopération.
Mais quel que soit le raisonnement, le traité s’est imposé dans les faits. Il a survécu aux changements de régime, aux soubresauts de la politique régionale et aux pressions de l’opinion publique. 42 ans plus tard, les accords de Camp David font toujours couler beaucoup d’encre. Mais plus personne ne pense sérieusement à les remettre en question. Pas même le président Mohammad Morsi, issu des Frères musulmans, lorsqu’il était aux commandes entre juin 2012 et juillet 2013.
L’actuel président égyptien, Abdel Fattah al-Sissi, a probablement conscience de cette réalité puisqu’il a convié le nouveau Premier ministre israélien, Naftali Bennett, à une visite officielle dans les semaines à venir. La dernière fois qu’un Premier ministre israélien s’était ouvertement rendu dans le pays, c’était en 2011, lorsque l’ancien raïs Hosni Moubarak recevait Benjamin Netanyahu dans la station balnéaire de Charm el-Cheikh, quelques semaines seulement avant d’être balayé par le soulèvement populaire. Depuis, les visites de M. Netanyahu se font sans bruit, comme en avril 2018 lorsque les médias font état d’une rencontre secrète avec M. Sissi quelques mois plus tôt.
Une « normalisation » de la « normalisation »
Mais entre 2018 et 2021, le plan de paix de Donald Trump est passé par la région. Il débouche sur une série de normalisations entre Israël et certains alliés de Washington au Moyen-Orient – les Émirats arabes unis, le Bahreïn, le Soudan et le Maroc. Ces annonces fournissent à M. Sissi « un nouvel espace pour rendre publics ces contacts qui avaient lieu en privé depuis un certain temps », observe Michelle Dunne, spécialiste de l’Égypte et directrice du programme Moyen-Orient au centre Carnegie.
L’Égypte perd son statut d’intermédiaire privilégié entre le monde arabe et l’État hébreu, mais cette « normalisation » de la « normalisation » permet aussi au président égyptien de prendre des initiatives. Comme lorsqu’il missionne l’un de ses plus proches collaborateurs, le directeur des services de renseignements, le général Abbas Kamel, en visite en Israël les 18 et 19 août dernier afin de s’entretenir avec l’état-major et le nouveau gouvernement israélien, en place depuis le 13 juin dernier.
L’arrivée du président Joe Biden, beaucoup moins enclin que son prédécesseur à fermer les yeux sur les dérives autoritaires du président Sissi, a poussé ce dernier à chercher de nouveaux relais afin de se faire entendre à Washington, dont l’aide financière reste vitale. « Envoyer M. Kamel en Israël avant la visite de Bennett à la Maison-Blanche (prévue aujourd’hui, NDLR) est un moyen de montrer que les relations entre les deux pays sont au beau fixe et que M. Bennett devrait mentionner l’importance régionale d’une stabilité égyptienne », estime Gregory Aftandilian, professeur à l’Université américaine et chercheur non résident au Arab Center, à Washington. Ces nouvelles configurations changent la donne, et les Égyptiens ne semblent plus tenir comme avant à garder le secret autour de ces rencontres. Une source diplomatique rapporte même au média en ligne al-Monitor que M. Kamel aurait insisté pour « se faire prendre en photo », à « être vu en compagnie » des Israéliens, « comme les Jordaniens ».
Stabilité régionale, coopération sécuritaire, lutte contre le terrorisme, otages israéliens retenus à Gaza, Hamas : aucune surprise pourtant dans la liste des sujets abordés lors de ces réunions. Depuis 2015, l’accent a été mis sur le volet sécuritaire, l’une des grandes priorités du nouveau raïs au pouvoir depuis 2013, qui lui permettra de booster sa présence militaire à la frontière avec l’aval des Israéliens, jusqu’à dépasser ce qui était autorisé par le traité de 1979. En 2016, le ministre égyptien des Affaires étrangères, Sameh Choukri, se rend en Israël – première visite officielle d’un chef de la diplomatie égyptienne en neuf ans. « Le Caire tient à la poursuite de cette coopération dans le but de contenir, et in fine de mettre en échec, les groupes terroristes qui opèrent dans le Sinaï – notamment Wilayat Sinai, la branche locale de l’État islamique », note Gregory Aftandilian. Plus tard, le réchauffement se traduira par un rapprochement commercial en vue de l’exploitation des nouveaux gisements en hydrocarbures en Méditerranée orientale. « L’Égypte, qui entend être une plaque tournante régionale, souhaiterait que le gaz israélien transite dans ses ports avant d’être exporté vers l’Europe », poursuit Gregory Aftandilian.
Reste que tout n’est pas encore permis. La « paix froide » des débuts, celle qui a coûté la vie à l’ancien président Sadate, n’est plus d’actualité. Mais les polémiques qui ré-émergent à intervalle régulier dans les médias et sur les réseaux sociaux ne trompent pas – ici un universitaire égyptien qui donne une conférence à Tel-Aviv, là un joueur de football qui se rend en pays ennemi. « Malgré le niveau élevé de coopération militaire et sécuritaire avec Israël, M. Sissi évite d’en faire la publicité car ce serait impopulaire », explique Michelle Dunne. Cette « barrière psychologique » est convoquée pendant des décennies afin de souligner « la limite au réchauffement des relations bilatérales, du moins en l’absence d’une résolution juste de la question palestinienne », estime Gregory Aftandilian.
Malgré quelques lignes rouges, la frontière entre ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas semble toutefois de plus en plus fine. L’un des dossiers sur la table des discussions, celui de la relance des liens touristiques entre les pays, est le dernier exemple en date de ce désir partagé de vivre la relation au grand jour. Suite à la visite de M. Kamel en Israël, le bureau israélien de lutte contre le terrorisme a en effet baissé le niveau de menace à Charm el-Cheikh. Ce « feu vert » adressé aux touristes israéliens et européens, estiment les observateurs, représente un cadeau en or pour M. Sissi qui tente de faire revivre l’économie du Sinaï, touchée par des années d’instabilité et une pandémie qui ont fait fuir les voyageurs. Et les devises étrangères.
Le choix stratégique de Sadate fut payant pour son pays bien qu'il n'en profita pas personnellement
21 h 07, le 26 août 2021