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Nos Lecteurs ont la Parole

Au cœur des ténèbres de Beyrouth

L’air est doux dans Beyrouth le mardi 4 août 2020 à 18h06. La lumière de ce début de soirée estivale est sucrée et apaisante. Les habitants vaquent tranquillement à leurs occupations habituelles. Rien ne laisse présager que cette sérénité va brutalement basculer vers l’horreur dans sa forme la plus sauvage et la plus primitive. Rien ne laisse augurer qu’une tragédie inexprimable va se jouer réellement sur le théâtre de la vie humaine avec son lot de sang et de larmes. Rien ne laisse deviner qu’un cauchemar dantesque va s’inviter de façon impromptue dans l’intimité des espaces intimes.

Tout commence par des vibrations étranges qui se propagent dans l’air. Soudain, un tonnerre terrifiant glace le sang des Beyrouthins. Trois secondes plus tard, un autre tonnerre encore plus assourdissant résonne dans la ville. Le rugissement sonore se répand à des centaines de kilomètres à la ronde pour se faire entendre jusqu’à l’île de Chypre. Cette double explosion ne dure que quelques secondes, mais son intensité est apocalyptique. Elle pulvérise des pans entiers de la capitale. C’est un carnage effroyable. Beyrouth compte plus de deux cents morts, plus de six mille blessés, plus de trois cent mille familles déplacées ainsi que des dégâts matériels considérables.

L’épicentre de cette tragédie est le port de Beyrouth. La double explosion d’abord produit un énorme champignon blanc qui se transforme instantanément en une fumée noire teintée de gris. Quelques secondes plus tard, le cataclysme se métamorphose en un astre écarlate de tons rougeâtres s’élevant nonchalamment dans les profondeurs des cieux. Ce vortex du néant emporte impitoyablement dans ses flancs infâmes des âmes chères.

Un silence sinistre s’installe alors au cœur des ténèbres de Beyrouth. Il est ensuite entrecoupé par les sirènes d’ambulance, les crissements des pneus, et le bourdonnement intermittent d’hélicoptères. Dans les lieux du drame, des lambeaux de chair sont couverts de sang et de poussière. Des torrents de plaintes lancinantes jaillissent des entrailles de la ville. Une rivière du sang se déverse dans les artères de la capitale. Des mains difformes émergent des décombres en signe d’imploration posthume.

Dans ce tableau sinistre digne d’une œuvre de Soulages, on distingue de parfaits inconnus aux cheveux ébouriffés et aux visages ensanglantés s’entraidant dans un chaos indescriptible. Cet élan de solidarité dans des moments particulièrement durs et éprouvants met en relief ce que la nature humaine peut offrir de plus noble et de plus beau, à savoir un bouillon pur d’amour, d’empathie et de compassion.

Le crépuscule s’éclipse furtivement de la scène du drame. La nuit sombre s’invite imperceptiblement dans un décor lugubre. Graduellement, elle enveloppe la ville meurtrie de son voile couleur de deuil. Cependant, la lumière tamisée de la pleine lune fait luire les grêles de verre éparpillées dans le goudron de mille éclats phosphorescents. Au petit matin, un soleil timide et embarrassé se lève sur une capitale endolorie. Un silence assourdissant règne sur la ville. L’air est lourd. L’atmosphère est fade. L’ambiance est triste.

Le paysage est digne d’un film de science-fiction. Des âmes désemparées se morfondent sur les bords des chemins. Des immeubles éventrés exposent de façon éhontée leurs intimités. Des voitures sont calcinées et renversées. Certaines sont aplaties comme du papier mâché. Des fils électriques et des débris de toute sorte jonchent le sol. Des racines langoureuses d’arbre sont parsemées ici et là. Tout se mélange, tout se confond dans ce paysage de désolation.

Quelques badauds errent en funambules pour éviter les débris couvrant le sol. Les passants qui se croisent échangent à mi-voix quelques phrases de gratitude. Les cris s’étouffent dans des ruelles jadis animées de conversations joyeuses. Des hordes de jeunes bataillons bénévoles accourent sur les lieux du drame. Par chaque coup de balai, ils injectent un peu de baume dans l’âme d’une ville profondément souffrante. Par chaque parole réconfortante, ils déposent une bribe de soulagement dans le cœur d’une population beyrouthine fortement affligée.

Un an s’est écoulé depuis l’irruption de cette tragédie. C’est comme si ce crime infâme et odieux contre l’humanité n’a jamais eu lieu. C’est une frêle justice libanaise, harcelée par des politiciens sans foi ni loi, qui mène l’enquête dans une ambiance fortement toxique. Il est fort à parier que la vérité soit camouflée et que la justice soit bafouée. Cependant, les sanglots longs des victimes résonnent toujours de façon lancinante dans les cœurs d’une population inconsolable. La blessure beyrouthine peine à se cicatriser tant que les criminels courent toujours dans la nature. Une colère homérique se consume à petit feu au cœur d’une foule en démence, pareille à une Cocotte-Minute prête à exploser à tout moment.

Ce n’est pas la première fois que Beyrouth, la perle de l’Orient, a été impitoyablement mise à genoux. De l’Antiquité jusqu’à nos jours, la ville a connu de nombreuses catastrophes indicibles comme aucune autre ville au monde. Obstinément, la ville n’a jamais accepté de mourir. Courageusement, elle s’est toujours relevée en regardant vers l’avant. Dignement, elle s’est toujours dépoussiérée en séchant ses larmes. De par son passé majestueux et de son future étincelant, Beyrouth l’ensorcelante restera à jamais l’une des villes les plus marquantes et les plus attachantes que l’histoire ancienne et contemporaine ait jamais connues.

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L’air est doux dans Beyrouth le mardi 4 août 2020 à 18h06. La lumière de ce début de soirée estivale est sucrée et apaisante. Les habitants vaquent tranquillement à leurs occupations habituelles. Rien ne laisse présager que cette sérénité va brutalement basculer vers l’horreur dans sa forme la plus sauvage et la plus primitive. Rien ne laisse augurer qu’une tragédie inexprimable...

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