
Une station-service fermée faisant face à une file d’automobilistes monstrueuse hier matin à l’entrée nord de la capitale. Photo P.H.B.
L’effet domino de la pénurie de mazout annoncé dans nos colonnes jeudi s’est soudainement accéléré hier, tout en élargissant son champ, deux jours après l›annonce par le gouverneur de la Banque du Liban (BDL), Riad Salamé, de la levée des subventions sur les carburants, assénant par là un nouveau coup de massue sur les Libanais déjà écrasés par une crise sans nom. Depuis jeudi, à part se renvoyer la balle quant à la responsabilité de ce passage à l’acte, les autorités politiques n’ont déclenché aucune action concrète, entraînant confusion, panique et colère dans différents secteurs touchés, mais aussi parmi la population en général.C’est d’abord le vice-président du Parlement, Élie Ferzli, qui a répondu à Riad Salamé en lui assurant que « la Chambre ne légiférera pas sur la mainmise des réserves obligatoires (des banques) », alors que le gouverneur avait appelé la veille l’exécutif à adopter une loi l’autorisant à puiser dans ces montants, qui constituent aujourd’hui la quasi-totalité des réserves de devises de la BDL, afin de maintenir les subventions. Ensuite est venu le tour du chef du Courant patriotique libre, Gebran Bassil, qui a accusé Riad Salamé d’« assassiner » les Libanais et appelé à rationaliser progressivement les subventions au lieu de les lever d’un coup. En début de soirée, le chef de l’État, Michel Aoun, a demandé au Premier ministre sortant Hassane Diab de convoquer une réunion exceptionnelle du Conseil des ministres. Une initiative prise officiellement pour aborder cette crise, selon les informations relayées depuis Baabda, mais qui devait surtout servir à faire pression sur le gouverneur, d’après une de nos sources. Une demande que le chef de l’exécutif démissionnaire depuis le 10 août 2020 a refusée en invoquant l’anticonstitutionnalité, selon lui, de cette demande.
Enfin, des éléments d’un entretien accordé par Riad Salamé à Radio Liban libre, qui doit être diffusé ce matin, ont filtré dans certains médias hier soir. Le gouverneur aurait notamment affirmé au média que « tous les responsables au Liban étaient au courant de la décision (prise par la BDL) de lever les subventions, à commencer par le président (…), le gouvernement et le Haut Conseil de défense ». Le gouverneur affirmerait également avoir « notifié tout le monde que pour dépenser une partie des réserves obligatoires des banques, une loi devait être adoptée ».
Pénuries en cascade
Dignes d’une mauvaise tragédie en plusieurs actes et sans entracte, ces communiqués et propos sont tombés les uns après les autres alors que, sous un soleil de plomb, les Libanais, commerçants, restaurateurs, personnel hospitalier, agriculteurs, conducteurs, simples citoyens, étaient abandonnés à leur colère et à leur désespoir.Colère et désespoir qui se sont notamment traduits par la coupure de routes, notamment en des points stratégiques du pays, par des citoyens déterminés à exprimer leur frustration d’une manière ou d’une autre. Ce tandis que d’autres se massaient dans des files d’attente d’une longueur hallucinante devant les rares stations-service encore ouvertes, craignant un épuisement prochain des stocks et une hausse prochaine et brutale des prix. Selon un habitant de la Békaa, dont les propos ont été rapportés par notre correspondante dans la région, Sarah Abdallah, le bidon de 20 litres d’essence 95 octane se vendait déjà hier sur le marché noir à 340 000 livres, contre un prix officiel de 77 500 livres.
Et comme si cela ne suffisait pas, la pénurie risque de s’étendre aux bonbonnes de gaz, dont le stock sera épuisé d’ici à « cinq jours », a prévenu hier le président du syndicat des employés du secteur, Farid Zeinoun. Ce dernier a, dans ce contexte, appelé la BDL à faire le nécessaire pour que soient déchargés deux navires qui ont accosté au Liban, dont un « depuis vingt jours », avec à leur bord un total de « 14 000 tonnes » de gaz.
En attendant une possible extension des pénuries au gaz, c’est celle de mazout qui écrase surtout la population en général, et certains professionnels en particulier, en cette fin de semaine. Une situation qui a contraint nombre de commerçants, restaurateurs, voire ONG, à annoncer, hier, leur fermeture ou une réduction drastique des heures d’ouverture en raison d’un « manque de carburant » et de « pannes d’électricité ». À titre d’exemple, le centre commercial situé à la sortie nord de la capitale, City Mall, a ainsi informé sa clientèle sa fermeture dès aujourd’hui et « jusqu’à ce que l’approvisionnement minimal requis en électricité reprenne », selon le communiqué de la direction. Des messages de ce type se sont multipliés tout au long de la journée d’hier, chacun sonnant tel le glas d’un pays qui, deux ans après le début de la crise, s’approche dangereusement d’une paralysie économique totale.
Promesse d’escalade
Dans ce contexte, nombre de représentants des secteurs touchés sont montés au créneau hier pour dénoncer la situation et appeler les responsables politiques à sortir, enfin, de leur léthargie. Ce fut le cas du porte-parole du syndicat des propriétaires de stations-service, Georges Brax, qui a appelé les autorités et Riad Salamé à se mettre d’accord sur le sort des subventions et à ramener à la normale la distribution des carburants sur le marché, avant que les réserves des stations-service ne soient épuisées. « La population, les propriétaires de stations-service et le secteur du carburant dans son ensemble paient le prix fort des discordes entre les autorités politiques et la BDL. Et ce sont les Libanais qui souffrent », a-t-il ainsi déclaré dans un communiqué.
Autre acteur à avoir pris la parole hier, Bassam Tleiss, président de la Fédération des syndicats des transporteurs routiers, qui a déploré, lors d’une conférence de presse au siège de la Confédération générale des travailleurs libanais (CGTL), que la décision de la BDL ait été annoncée en « l’absence d’un plan spécifique de protection des transports routiers ». Directement concernés par la question de la levée des subventions sur le carburant, les chauffeurs « peinent aujourd’hui à faire le plein de leurs véhicules et sont contraints d’augmenter (leurs) tarifs », a affirmé le syndicaliste, ajoutant que le secteur « n’est plus en mesure de supporter ce lourd fardeau ». Bassam Tleiss a également promis la mobilisation de son secteur et un mouvement d’« escalade progressive » dès mardi prochain devant la Direction générale du pétrole.
Celle-ci s’est d’ailleurs aussi exprimée hier via un communiqué, y exigeant que les quantités achetées jusqu’ici avec des dollars octroyés par la BDL au taux de 3 900 livres pour un dollar (soit au prix officiel publié de manière hebdomadaire par le ministère) soient vendues aux tarifs émis mercredi dernier. Une obligation qui doit être respectée « jusqu’à ce que la BDL, qui est la référence pour fixer les taux des devises face à la livre, fixe une tarification claire et officielle pour l’importation des carburants », a précisé l’administration.
Des prix, justement, qui pourraient augmenter de 344 % pour le bidon d’essence et d’environ 387 % pour le diesel, selon des chiffres publiés par l’institut local Information International juste avant la mise à jour des tarifs de mercredi, soit des coûts mirobolants pour une population dont plus de la moitié est passée en deux ans de crise sous le seuil de pauvreté. Hier, la monnaie nationale oscillait entre 20 000 et 21 000 livres le dollar, contre une parité toujours officielle à 1 507,5 livres. Un taux sur le marché parallèle que Riad Salamé souhaite désormais répercuter sur les importateurs qui veulent des dollars pour l’importation des hydrocarbures, multipliant par 5 environ celui de 3 900 livres utilisé depuis fin juin (pour une couverture de 100 % des montants facturés), suite à une modification du mécanisme instauré depuis octobre 2019, à l’entame de la crise. À l’origine, la BDL acceptait de fournir entre 85 et 90 % des dollars demandés au taux officiel.
Panique à bord
Jusqu’à présent, le ministère de l’Énergie s’est abstenu de publier une nouvelle grille tarifaire des carburants suite à l’annonce du gouverneur. La plupart des stations-service du pays ont dès lors fermé leurs portes ces deux derniers jours. Ainsi, à Saïda, les rares pompes à essence ouvertes ont été prises d’assaut dès 5h du matin, a rapporté notre correspondant dans le Sud, Mountasser Abdallah. Un incident est par ailleurs survenu devant une station de la ville et des tirs ont été entendus. Des jeunes de la ville de Baïssariyé, près de Saïda, ont de leur côté intercepté un camion-citerne et vidé son contenu pour remplir les réservoirs des générateurs de leur quartier, a indiqué l’Agence nationale d’information (ANI, officielle). Dans la Békaa, toutes les stations situées entre Chtaura et Zahlé ont fermé leurs portes, selon notre correspondante Sarah Abdallah.
Des citoyens exaspérés par la situation ont également bloqué des axes routiers à travers le pays.
Mises à l’arrêt
La situation a également empêché de nombreuses entreprises d’exercer leur activité, à l’image des boulangeries. À Beyrouth, l’une d’entre elles n’a, par exemple, pas pu faire de pain hier, a rapporté notre journaliste, Magaly Abboud, son fournisseur ne l’ayant pas livré jeudi, malgré un accord passé il y a plusieurs mois consistant à payer, par cargaison de 20 litres de mazout, de 20 000 à 30 000 livres de plus que le prix officiel fixé par le ministère de l’Énergie. Le président du syndicat des boulangeries, Ali Ibrahim, a également prévenu hier que les boulangeries qui n’avaient plus de mazout seraient fermées dès aujourd’hui, ajoutant que « celles approvisionnées a minima vendront leur pain sans en distribuer aux magasins ».
Autre service a avoir été interrompu hier en raison de cette pénurie : Ogero. L’opérateur public en charge des télécoms au Liban a en effet annoncé la suspension du réseau internet dans plusieurs localités du Akkar (Liban-Nord), assurant toutefois que ses équipes techniques œuvraient à résoudre le problème. Ces services ont été interrompus à maintes reprises au cours des dernières semaines en raison de la forte pression sur ses groupes électrogènes. Le ministre sortant des Télécoms, Talal Hawat, avait assuré fin juillet que le réseau internet fixe resterait opérationnel et que les tarifs n’augmenteraient pas « tant que le mazout serait disponible et les crédits ouverts », deux éléments qui ne sont clairement plus garantis actuellement. Le directeur d’Ogero, Imad Kreidiyé, a pour sa part prévenu que des pannes de plus en plus fréquentes étaient désormais à craindre.Par ailleurs, selon une source à la Chambre de commerce de Tripoli et du Liban-Nord, le poste frontière d’al-Aboudié (à une quarantaine de km de Tripoli) a dû fermer faute de courant et ses effectifs se sont déplacés à Aarida (un village frontalier au niveau de la côte).
L’effet domino de la pénurie de mazout annoncé dans nos colonnes jeudi s’est soudainement accéléré hier, tout en élargissant son champ, deux jours après l›annonce par le gouverneur de la Banque du Liban (BDL), Riad Salamé, de la levée des subventions sur les carburants, assénant par là un nouveau coup de massue sur les Libanais déjà écrasés par une crise sans nom. Depuis...
commentaires (7)
On croit toujours qu'on a touché le fond et ce pas est un gouffre sans fond : il n'y a plus de carburant, plus de gaz, plus d'eau, plus de pain, plus d'électricité, plus d'hôpitaux, plus de médicaments. Et quoi encore? Ah oui, il y a encore de l'air à respirer, quand vont-ils nous l'enlever???
Politiquement incorrect(e)
21 h 04, le 14 août 2021