Hommages

Gratitude

Gratitude

© Samih Zaatar

C'était en septembre. Ou peut-être en octobre. Je ne sais plus très bien. Disons dans cet espace de temps compris entre la rentrée scolaire et la publication des premières listes d'ouvrages sélectionnés pour les prix littéraires. En revanche, je me souviens parfaitement de l'année, 2015, et du temps qu'il faisait ce jour-là. Le soleil d'automne irradiait Paris, dardant ses rayons sur le paisible jardin de l'ancien site d'Actes Sud. Un bureau avait été mis à notre disposition, le principe d'une heure d'interview accepté. Du luxe. Je l'avais lu. J'étais prêt. Mes feuilles volantes garnies de notes et de questions n'attendaient que lui. Intimidé par sa photo fournie par le service de presse, je redoutais pourtant la rencontre.

Jabbour Douaihy est entré, traînant son grand corps avec une lenteur intimidante. « Pour qui travaillez-vous ? », a-t-il demandé après avoir posé sa veste, roulant les « r » comme le font tant de Libanais. « La presse suisse », ai-je répondu. Son dernier roman, Le Quartier américain, avait fait jaillir un flot ininterrompu de questions. Il me tardait d'entendre l'auteur parler de sa région, de son pays d'origine, ce « musée des communautarismes », comme il le qualifiera ce jour-là. Il en évoqua les fractures, s'inquiéta d'une montée de l'extrémisme (« voir la question sociale sublimée par la dimension religieuse me fascine ») et des menaces pesant sur les chrétiens (« c'est une minorité dégradée »).

À de nombreuses reprises, il posa sur moi un regard rieur que je ne parvins pas à interpréter : amusement, moquerie, sarcasme ? Six ans plus tard, en y repensant, il me semble que cette savoureuse mise à distance témoignait peut-être davantage d'une forme de timidité qu'il cherchait à dissimuler. Au terme de cette heure d'échange, il me regarda droit dans les yeux et me lança : « Alors comme ça vous lisez mes livres ? » Je ris, comprenant sa crainte initiale : se retrouver en face d'un journaliste français ne connaissant de ses romans que la quatrième de couverture, vaguement concerné par ce Liban si loin et pourtant si proche avec son chapelet d'informations dramatiques.

Nous échangeâmes de longues minutes à ce sujet. Sensible – je l'espère – à l'amour que je porte depuis longtemps à ce pays et à ses habitants, Jabbour Douaihy m'écouta et se proposa, sans que je le lui demande, d'aller faire ma « pub » auprès des dirigeants de L'Orient littéraire. Quelques jours plus tard, je fus contacté par son amie de longue date Hind Darwish qui accepta le principe d'un essai préalable à une éventuelle collaboration. Celle-ci dura trois ans. Trois ans durant lesquels j'eus l'honneur de voir mon nom associé à cet estimé journal. Sans le grand homme au regard en coin, rien de tout cela n'eût été possible. Pour le remercier de sa touchante proposition, je le conviai alors à déjeuner. Il déclina, m'invitant à lui rendre visite... au Liban.

Ce fut fait en 2018. Cette année-là nous nous retrouvâmes à la même table lors d'un dîner à Beyrouth. Accompagné de son épouse, Jabbour Douaihy resta silencieux la plupart du temps. Au terme de cette soirée, il m'invita donc sur « ses terres » à Ehden. Il me fournit les coordonnées d'un hôtel, me conseilla d'y réserver une chambre. Au téléphone, un employé m'annonça que l'établissement affichait complet. J'en fis part à l'homme de lettres qui m'appela une heure plus tard. Tout avait été « arrangé », dit-il. Charmé par la stupéfiante beauté de son « fief » et de ses paysages, je découvris un Liban qui m'était jusqu'alors étranger, à distance de la capitale et de son rythme effréné. J'appris aussi à connaître un autre Jabbour Douaihy.

De retour à Beyrouth en cet été 2021, je me promis de lui rendre à nouveau visite. Accepterait-il de revoir celui que, un jour à Paris, il avait déstabilisé par son regard mais aidé sans jamais s'en enorgueillir? J'ai appris sa mort en allumant mon téléphone portable à l'aéroport, alors que je m'apprêtais à fouler le sol libanais. Six jours plus tard, mes pas me conduisirent à nouveau à Ehden. En entrant dans la ville je me suis souvenu d'un passage du Quartier américain : « Une vague de nostalgie l’assaillit, comme la mer recouvre le sable d’une plage puis le laisse aussi luisant que fragile. »


C'était en septembre. Ou peut-être en octobre. Je ne sais plus très bien. Disons dans cet espace de temps compris entre la rentrée scolaire et la publication des premières listes d'ouvrages sélectionnés pour les prix littéraires. En revanche, je me souviens parfaitement de l'année, 2015, et du temps qu'il faisait ce jour-là. Le soleil d'automne irradiait Paris, dardant ses rayons sur le...

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