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Idées - L’infamie du 4 août, un an après

Port de Beyrouth : tirer les leçons de l’explosion oubliée de 1934

Port de Beyrouth : tirer les leçons de l’explosion oubliée de 1934

La une du « Jour » du 2-3 décembre 1934.

Un hangar du port rempli de matériaux explosifs mal stockés ; des secouristes à la recherche de victimes prises au piège sous les gravats ; la douleur de familles innocentes ; la nouvelle d’une catastrophe qui fait la une des journaux à travers le monde ; une ville et une nation en état de choc, à la recherche de réponses ; et une enquête qui ne mène nulle part... Malgré de troublantes similitudes, il ne s’agit pas du drame du 4 août 2020, mais d’une autre explosion tragique survenue il y a 88 ans.C’est en effectuant une recherche sur le processus de réhabilitation après la catastrophe de l’an dernier que j’ai appris pour la première fois l’existence de l’explosion de 1934 au port de Beyrouth. Curieusement, malgré une large couverture médiatique à l’époque, je n’ai trouvé aucune mention de cette explosion dans les différents livres consacrés au port que j’ai pu consulter. J’ai donc dû me rabattre sur les archives de presse, des cartes et les prises de vue de l’époque pour reconstituer les faits.

Mystère et spéculations

Le 1er décembre 1934, à 8 heures du matin, 30 employés commencent leur journée de travail à l’intérieur du hangar S du port de Beyrouth. À 8h01, une puissante explosion ravage le lieu, provoquant un incendie massif. Il faudra une minute pour que l’entrepôt s’effondre et que son toit métallique s’affaisse, prenant au piège les 30 personnes rassemblées en dessous. Si le toit avait été correctement fixé, son système de gicleurs aurait pu éteindre le feu avant que la fumée et les flammes ne se répandent dans toute la zone. Des familles des victimes se précipitent vers les lieux pour voir si leurs proches sont sains et saufs, rapporte le Palestine Post, mais ne peuvent atteindre le site délimité par des cordons pour permettre aux pompiers luttant depuis des heures contre les flammes d’en venir à bout. Pendant ce temps, les journalistes couvrant l’incident sont harcelés par la police.

La mission des secouristes semble impossible dès lors qu’ils ne peuvent extraire les personnes ensevelies sous les gravats sans les blesser. Finalement, ils parviennent à découper un trou à travers le toit métallique pour accéder à l’intérieur de l’édifice. Selon les déclarations de secouristes au journal an-Nahar, certains des corps extraits avaient été brûlés vifs : la peau avait fondu sur des os nus. D’autres avaient été décapités ou laissaient apparaître des membres et des crânes explosés. Une victime avait de la nourriture dans sa bouche car elle mangeait son petit déjeuner au moment de l’explosion. La victime la plus jeune était un garçon de 8 ans en train de jouer près du port quand la catastrophe a eu lieu. Au total, l’explosion a tué 20 personnes et en a blessé 14 autres.

À l’Hôtel-Dieu, où les blessés ont été transportés, les familles attendent des nouvelles de leurs proches. Plusieurs des corps ont été identifiés grâce à leurs effets personnels ; dans un cas, grâce une lettre d’amour trouvée dans la poche d’une personne. Un survivant a déclaré à un journaliste d’an-Nahar avoir entendu un bruit ressemblant à du tonnerre avant qu’il ne s’embrase et ne saute dans la mer. Le jour suivant, des funérailles sont organisées pour pleurer les morts pendant que des équipes de recherche continuent de chercher les personnes manquant à l’appel, et que des officiels de l’armée et de la police récupèrent ce qu’ils peuvent des ruines.

Le port est immédiatement évacué et fermé pour la journée. Le reste du matériel explosif est retiré pour prévenir un autre désastre, pendant que des commerçants essaient de sauver autant de marchandise que possible. Plus de 90 % des biens détruits n’étaient pas assurés et 11 caisses de bobines de film ont été endommagées, laissant les cinémas de Beyrouth sans nouveaux films pendant une semaine.

La polémique sur l’identité des responsabilités de ce drame ne se fait pas attendre : faut-il incriminer la Compagnie du port, des quais et des entrepôts de Beyrouth, le gestionnaire français de l’époque, ou bien les autorités portuaires ? L’opinion est indignée par le fait que davantage de précautions n’aient pas été prises pour stocker des matériaux aussi dangereux. Deux jours plus tard, le 3 décembre, les autorités lancent une enquête sur la cause de l’explosion. Deux enquêteurs – MM. Gary et George – sont nommés pour la mener. Pour an-Nahar, son issue est attendue : elle connaîtra le même sort alors que les suites de deux précédentes explosions dans le port, en 1919 et 1928, qui ont chacune fait une victime sans la moindre explication ni conséquence. De fait, l’investigation sur le 1er décembre est entourée de mystère et il n’en ressortira rien en fin de compte.

L'éditorial de Issa Goraïeb

Le crime le plus long

Une enquête indépendante réalisée par an-Nahar a néanmoins révélé que le hangar S était réservé aux matériaux explosifs et inflammables et abritait en particulier du TNT, de l’acide sulfurique, de l’acide nitrique, de l’acide hydrochlorique, de la poudre à canon et de l’argent liquéfié. L’accès à ces matériaux était supposé être restreint aux employés et seulement en cas de nécessité. Cependant, l’espace est devenu rare dans le port tandis que les stocks de produits importés se sont accumulés avec la mise en place de nouveaux tarifs douaniers quelques mois plus tôt. Faute de lieu disponible pour les entreposer, des douaniers ont commencé à utiliser l’entrepôt S pour y stocker des produits inflammables, tels que de la soie, du coton et de la laine, mais aussi des denrées alimentaires (fromage, viande et poisson…).

En ce qui concerne la cause de l’explosion, plusieurs théories cohabitent. An-Nahar et al-Maarad relaient la même hypothèse : pendant que les agents du port faisaient de la place pour ces produits supplémentaires, des travailleurs avaient déplacé des réservoirs d’acide hydrochlorique de manière dangereuse, les faisant exploser et enflammant d’autres produits chimiques, ce qui finira par provoquer une réaction en chaîne culminant avec l’explosion du hangar et l’incendie nourri pendant des heures par les autres matières inflammables. An-Nahar fait également état d’une autre théorie : alors que des travaux étaient effectués sur le nouveau terminal, de la dynamite est jetée dans la mer pour déblayer l’épave d’un bateau ; elle aurait alors pu avoir suivi le courant jusqu’au hangar S et provoqué l’explosion. De son côté, le Palestine Post cite des experts qui attribuent la cause de l’explosion à une mixture d’acide nitrique avec des produits chimiques mal entreposés. Quant aux autorités du port, elles imputent la catastrophe à l’embrasement de la poudre à canon que transportait un petit bateau, qui aurait ensuite déclenché celui du reste des matériaux. Des rumeurs ont également circulé selon lesquelles un mégot de cigarette avait été jeté dans l’un des réservoirs.

Passé réduit au silence

Toujours est-il que le responsable, ou les responsables qui ont pris la décision tragique d’autoriser le stockage de matériaux inflammables dans un dépôt réservé aux explosifs n’ont jamais été identifiés et que personne n’a été poursuivi ou arrêté pour les déficiences de la structure du hangar qui causèrent l’effondrement du toit et la défaillance du système de gicleurs. Quant à la compensation promise aux victimes, elle n’a jamais été versée : le gouvernement n’a pas donné suite à une motion votée au Parlement deux jours après l’explosion, et aucun budget n’a été alloué pour les paiements. Justice n’a pas été rendue. De plus, la mémoire spatiale du désastre est partiellement effacée : une rangée de nouveaux hangars a rapidement été érigée sur la scène du crime, le réseau de routes avoisinantes a été réorganisé et la construction, les mois suivants, du nouveau terminal portuaire a achevé de métamorphoser les lieux. Il devint donc rapidement difficile de localiser le lieu du désastre en le pointant simplement du doigt et de dire : « C’est là que c’est arrivé. » C’est ainsi que le passé a été réduit au silence.

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Créer les conditions d’un changement radical de gouvernance

Le drame du 4 août ne devrait pas connaître la même fin que celui du 1er décembre : une relégation dans les poubelles de l’histoire. La manière de prévenir cette issue est de demander des comptes aux responsables pour les lourdes fautes commises : nous ne pouvons simplement pas permettre à ce cycle d’impunité de perdurer. De plus, la compensation pour les victimes et leurs familles devrait prendre en compte la dévaluation de la livre et devrait aller au-delà des réparations financières pour inclure le bien-être psychologique et des soins sur la longue durée pour tous, y compris ceux qui sont désormais handicapés à vie.

Enfin, les décisions sur ce qu’il faut faire sur le lieu de l’explosion devraient englober la mémoire du désastre et de ses victimes. Or, la plupart des propositions récentes à cet égard tendent soit à effacer complètement les conséquences de cette tragédie – comme c’est le cas d’un projet de réhabilitation proposé par des compagnies allemandes –, soit à imposer l’érection de hauts monuments commémoratifs – comme par exemple la statue de Nadim Karam. Mais toute démarche mémorielle devrait avant tout être participative afin d’inclure tous ceux qui ont été affectés et de créer un site permettant à la fois de tirer les leçons du drame et d’ancrer dans le marbre le sentiment de honte que devraient éprouver les responsables de la catastrophe.

Par Mohamad EL-CHAMAA

Chercheur au Beirut Urban Lab de l’AUB.

Un hangar du port rempli de matériaux explosifs mal stockés ; des secouristes à la recherche de victimes prises au piège sous les gravats ; la douleur de familles innocentes ; la nouvelle d’une catastrophe qui fait la une des journaux à travers le monde ; une ville et une nation en état de choc, à la recherche de réponses ; et une enquête qui ne mène nulle part... Malgré de...

commentaires (1)

TOULOUSE 2001 , EXPLOSION, des dizaines de morts & de blesses etc.... je n'ose pas imaginer combien d'annees il faudra au juge Bitar pour aboutir-compte tenu des facilitations que les responsables lui font, a commencer par m aoun !

Gaby SIOUFI

09 h 34, le 04 août 2021

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Commentaires (1)

  • TOULOUSE 2001 , EXPLOSION, des dizaines de morts & de blesses etc.... je n'ose pas imaginer combien d'annees il faudra au juge Bitar pour aboutir-compte tenu des facilitations que les responsables lui font, a commencer par m aoun !

    Gaby SIOUFI

    09 h 34, le 04 août 2021

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