« Mikati est comme l’eau qui coule entre les doigts d’une main et qu’on ne peut jamais capter. » Ce constat, dressé par un homme politique qui a souhaité garder l’anonymat, résume le parcours politique de celui vers qui l’on revient systématiquement quand il n’y a plus d’autres alternatives. Un homme difficile à classer politiquement et qui fait en sorte d’entretenir des relations cordiales avec tout le monde.
Engagé en politique depuis près de trois décennies, ce parlementaire de 65 ans est désigné aujourd’hui Premier ministre pour la troisième fois de sa carrière. À chaque fois dans des moments de crises et de grandes tensions : en 2005, après l’assassinat du Premier ministre Rafic Hariri ; puis en 2011 lorsqu’il prend la tête d’un gouvernement de confrontation avec Saad Hariri, qui finit par imploser à la suite des profondes divergences qui opposent le Premier ministre au Hezbollah et au Courant patriotique libre. Aujourd’hui, le milliardaire de Tripoli, un des chefs de file de la communauté sunnite, est confronté à une situation encore plus délicate. Il refuse d’être à la tête d’un gouvernement se contentant de préparer les élections, alors que le Liban a un besoin urgent de réformes. Mais sa marge de manœuvre est extrêmement limitée : par la rue et l’opposition qui le considèrent comme faisant partie intégrante du système ; par l’establishment sunnite qui n’acceptera de faire aucune concession pour la formation du gouvernement après la récusation de Saad Hariri ; par le tandem chiite qui attend de lui qu’il joue les chefs d’orchestre d’un cabinet d’union nationale qui fonctionne sur le compromis permanent ; par le président Michel Aoun et son gendre Gebran Bassil qui n’ont aucune intention de lui faciliter la tâche ; et enfin par la communauté internationale qui devrait accroître ses pressions et annoncer prochainement de nouvelles sanctions.
« L’expérience de Mikati était très amère »
C’est parce qu’il était considéré comme un candidat acceptable par toutes les parties que Nagib Mikati avait été désigné Premier ministre à deux reprises par le passé. Auparavant, il avait occupé le portefeuille des Travaux publics entre 1998 et 2004, qu’il avait réussi à moderniser. En 2005, après l’assassinat de Rafic Hariri, Omar Karamé se trouve contraint de jeter l’éponge. Mikati apparaît alors comme la solution idoine pour le remplacer. Le baron de Tripoli, qui possédait jusqu’en 2012 plusieurs sociétés à Damas, entretient à l’époque des relations étroites avec le régime syrien. Il est aussi très proche des ambassadeurs américain et français de l’époque au Liban, Jeffrey Feltman et Bernard Émié. Tout va se jouer à Paris, où les tractations vont s’enchaîner, impliquant le roi saoudien Abdallah ben Abdelaziz et son ministre des Affaires étrangères Saoud el-Fayçal, Bernard Émié, Jeffrey Feltman et le leader druze Walid Joumblatt. Mikati sait qu’il ne peut pas se présenter aux élections législatives prévues la même année en raison de la popularité du courant du Futur dans le Nord. Alors il accepte ce qu’il refuse aujourd’hui : être à la tête d’un gouvernement dont la seule mission est de superviser les élections et le retrait syrien du Liban.
Entre 2005 et 2010, Mikati va chercher à ne pas se positionner comme un opposant à Hariri, sans pour autant rejoindre son camp. La rupture entre les deux hommes intervient en 2011, après le renversement du gouvernement de Hariri suite à la démission des ministres du 8 Mars. Le Hezbollah veut un Premier ministre issu de son camp politique. Omar Karamé est une nouvelle fois pressenti. Mais Walid Joumblatt, qui se dit prêt à collaborer, ne veut pas nommer un prosyrien. Le chef du Parti socialiste progressiste s’entretient avec Bachar el-Assad, Nabih Berry et Hassan Nasrallah pour inverser la tendance, après avoir échoué à les convaincre de trouver un compromis avec Hariri. Joumblatt réussit à persuader tout le monde d’adopter l’option Mikati. À ce moment-là, le leader druze rencontre Hariri et lui explique sa position, tout en lui conseillant d’adopter une attitude réaliste et de ramener Mikati dans son camp. Une fois désigné Premier ministre, Mikati rencontre à nouveau Hariri. « Je suis prêt à coopérer, voulez-vous participer au gouvernement ? » (Mikati) « Non » (Hariri). « Me recommanderiez-vous quelque chose ? » (Mikati) Silence de Hariri. C’est le début de la brouille qui va se poursuivre tout au long du mandat de Mikati et qui culmine au moment de l’assassinat du chef des renseignements des Forces de sécurité intérieure, le général Wissam el-Hassan, le 19 octobre 2012. Le courant du Futur tient le gouvernement de Mikati politiquement responsable de cet assassinat et supervise des manifestations qui appellent à sa chute. C’est alors que Mikati se rend à Aïn el-Tiné pour rencontrer Nabih Berry avec l’intention de démissionner. Le chef du Parlement lui conseille de se calmer et Mikati se tourne vers lui et lui dit : « Votre Excellence, c’est vous qui me protégez et protégez le Premier ministre sunnite désormais. »
Son mandat de chef de gouvernement se déroule dans un contexte explosif, puisque la guerre syrienne fait rage et que les tensions sunito-chiites sont à leur comble. Mikati tente de faire respecter le principe de « distanciation » mais le Hezbolllah met très vite les deux pieds en Syrie. Ses relations vont surtout se compliquer avec Michel Aoun et Gebran Bassil, notamment concernant les dossiers de l’électricité et celui des nominations. Bassil est alors ministre de l’Énergie. Un fonds koweïtien propose un projet de construction de centrales électriques et d’amélioration du secteur dans son ensemble à un taux d’intérêt de 1 % à long terme. Mais le gendre du président refuse l’option et privilégie celle des navires-centrales. « Il était impossible pour Mikati de travailler avec le duo Aoun/Bassil », dit un proche du Premier ministre désigné. Les séances sont rythmées par les accrochages entre le Premier ministre et son ministre de l’Énergie. Depuis, Michel Aoun ne veut plus entendre parler de Mikati. « L’expérience de Mikati était très amère », confirme un proche du chef du CPL. Mikati finit par démissionner en mars 2013 en raison de la querelle qui l’oppose au Hezbollah et au CPL concernant la prorogation du mandat d’Achraf Rifi en tant que directeur général des Forces de sécurité intérieure.
« Mikati n’est pas Hariri »
Mikati et Hariri ont beau ne pas être sur la même longueur d’onde, leurs expériences communes avec les aounistes vont finir par les rapprocher. Au moins en apparence. « Ils pensent tous les deux qu’ils sont plus légitimes que l’autre pour le poste », dit un baron sunnite qui les connaît bien.Aujourd’hui, Mikati est désigné à nouveau, dans la foulée d’un an de vide gouvernemental en raison de l’échec de deux personnalités nommées avant lui de mener leur tâche à bien : Moustapha Adib d’abord, qui est l’un des anciens conseillers de Nagib Mikati, et Saad Hariri en second. Depuis la démission de Hassane Diab en août 2020 dans la foulée de la double explosion du port de Beyrouth, Mikati et Hariri pensent qu’un seul d’entre eux devrait être le Premier ministre désigné, et ils ne se seraient jamais parlé franchement lors des réunions des anciens chefs de gouvernement, selon leurs sources. Les Français auraient de leur côté préféré l’option Mikati depuis le début de leur initiative, ce qui explique, dans un premier temps, la nomination de son ancien chef de cabinet Moustapha Adib. Une version démentie par Mikati qui assure que le choix d’Adib était celui de Hariri. Lorsque le chef du courant du Futur s’autodésigne candidat, après la récusation d’Adib, Mikati fait grise mine. Il soupçonne Hariri d’avoir volontairement grillé l’option Adib tout en sachant que la tâche de former un gouvernement sera des plus compliquées. Il ne croyait pas si bien dire.
Une nouvelle fois roue de secours, Mikati a accepté le poste à quelques conditions : celle de bénéficier d’un soutien international, d’être appuyé par les sunnites et d’obtenir le vote du courant du Futur. Les deux dernières sont remplies, mais en ce qui concerne la première, rien ne permet de le confirmer. « La désignation de Mikati ne change rien. Tout ce qui se passe est juste un moyen de gagner du temps jusqu’aux élections et au grand effondrement qui obligera le peuple libanais à être convaincu de la nécessité d’une intervention internationale », dit un diplomate arabe. Et sans même aller jusqu’à l’international, le nœud local est encore loin d’être réglé, puisqu’il s’agit désormais de s’entendre avec Michel Aoun. « Les Français ont conseillé à Mikati de communiquer avec Bassil (ce que Hariri refusait de faire) et s’il n’y a pas d’accord, il pourra présenter la mouture qu’il juge appropriée, avec la promesse française de faire pression sur Aoun et son gendre », assure un diplomate européen. Mais tout le monde a conscience que la partie est loin d’être gagnée. « Mikati n’est pas Hariri. Soit il forme vite un gouvernement, soit il se récusera », prédit le proche du Premier ministre désigné.
"Les Français auraient de leur côté préférer l’option Mikati depuis le début..." Alors, le verbe avoir aurait-il changé de fonction???
11 h 13, le 27 juillet 2021