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Nos Lecteurs ont la Parole

La fée électricité

Au village, à la tombée de la nuit, là où les objets s’assombrissent, noircissent, une ancienne lampe à pétrole, à mèche plate en coton tissé avec un réservoir et un verre haut, posée au bout de la vieille table basse, en bois, produisait une flamme pour éclairer notre chambre de sa lumière morne et pâle. Peu après, à sa lueur, qui déformait nos traits en les rendant plus tristes, nous nous installions autour de cette table éraflée, assis, les jambes croisées, sur une natte posée à même le sol pour manger un plat unique en tenant chacun son assiette, en plastique dur, sur les genoux.

Au milieu du grand silence, peuplé des zonzonnements de moustiques, appelés par la lumière, qui remplaçaient le bourdonnement agaçant des abeilles qui s’attardaient à cette table, au matin, lors de leur passage pour aller butiner le nectar et le pollen, de manière active, de la floraison estivale, en capitules jaunes, des inules visqueuses (tayoune), cueillies à l’aube au bord des chemins par ma mère, qui embaumaient la terrasse de leur odeur camphrée à l’ombre de la treille de vigne. Quand la mèche dégageait de la fumée noire et grasse, qui montait en volutes aux formes changeantes, en noircissant tout le verre et empestant la chambre d’une odeur de pétrole lampant du réservoir, ma mère se précipitait pour la régler en tournant la clef ronde de la lampe pour que la mèche se consumât lentement. Son visage semblait baigné dans un halo de lumière qui accentuait encore sa fatigue : elle passait sa journée à préparer les provisions pour l’hiver en tamisant le za’atar et le sumac broyés en chantant des airs anciens ponctués par le bruit de sifflement d’air dans le robinet au-dessus de la birké, réservoir de stockage d’eau en béton à ciel ouvert, annonçant l’arrivée tardive de l’eau. Souvent, au milieu du repas, lorsque le réservoir était vide, la flamme orangée se dissipait en un fil puant de fumée noire : on finissait le repas dans l’obscurité la plus totale, en mangeant le reste de pain ramolli par les différents jus ou sauces. Après le dîner, je m’endormais aussitôt, bercé par le coassement des crapauds et la crécelle infatigable des grillons.

Avec l’arrivée des poteaux électriques, tout change. La fée électricité marqua la vie du village, bouscula les habitudes de ses habitants ;

mes passe-temps évoluaient aussi : tous les matins, je m’amusais à compter les poteaux, le long de la route, en les effleurant de la main. La nuit, baigné par l’odeur des jasmins, je me retrouvais assis sur une dalle en béton, au-dessus du portail d’entrée noir de la maison, recouvert de fleurs de jasmin blanc grimpant, à balancer mes pieds, émerveillé par l’éclairage public nocturne. Au pied d’un des lampadaires qui inondaient de leur lumière jaune la place du village, les gens se réunissaient pour le repas du soir et pour célébrer les soirées dansantes de mariage : les poteaux électriques devenaient synonymes de joie.

Cet été-là, je découvris la première et unique télévision, en noir et blanc, suspendue au mur d’une grande salle, à l’étage, la première raccordée au réseau électrique, sur la place du village. L’entrée était payante pour tout le monde : cinq piastres par personne. Nous partions à pied avec mon frère aîné pour rejoindre la salle, en tongs, habillés en pyjama coloré. On faisait la queue à plusieurs mètres devant la porte d’entrée fermée. Dès que la porte s’ouvrait, on se bousculait pour occuper les bonnes places.

Par l’entrebâillement de la porte, de petites têtes restées dehors essayaient de ne rien manquer du spectacle. Nous étions nombreux, assis sur des cagettes en bois, postés devant l’écran de télévision à regarder le premier épisode de la série américaine Au pays des géants. Mon cœur battait fort en voyant l’atterrissage forcé, en catastrophe, du vaisseau spatial, victime de la turbulence du vent solaire, piloté et commandé par le capitaine Steve. Trois membres d’équipage, quatre passagers et un chien sont projetés sur une planète semblable à la Terre, à la différence qu’elle est peuplée d’humains et d’animaux douze fois plus grands qu’eux.

On se partageait les moments de suspense, la peur du capitaine quand il fut attaqué par une araignée géante. Du jour au lendemain, la salle fermait définitivement ses portes : le gérant quitta le village pour un pays lointain, derrière la mer. Notre maison n’était pas encore raccordée au réseau électrique ; le soir, je me contentais autour de la table basse, en mangeant, d’observer nos ombres géantes, démesurées, dépassant largement nos tailles sur les murs, animées par les tressautements de la flamme orangée, qui vacillait et dansait à travers le verre de la lampe à pétrole, en pensant au capitaine Steve, le héros de la série, et au chien Chipper.


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Au village, à la tombée de la nuit, là où les objets s’assombrissent, noircissent, une ancienne lampe à pétrole, à mèche plate en coton tissé avec un réservoir et un verre haut, posée au bout de la vieille table basse, en bois, produisait une flamme pour éclairer notre chambre de sa lumière morne et pâle. Peu après, à sa lueur, qui déformait nos traits en les rendant plus...

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