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L’électricité 24h/24 en 2014. C’était la promesse faite aux Libanais par le plan de Gebran Bassil de 2010. En 2017, il n’y a plus vraiment personne pour y croire. Et pour cause : la plupart des projets prévus dans le plan Bassil n’ont pas été réalisés. Seules nouveautés en l’espace de sept ans : l’acheminement de deux navires-centrales en 2013, qui fournissent alors 370 MW, soit environ 25 % de la production nationale, et la mise en service des générateurs Diesel « reciprocating engines » à Zouk et Jiyé, d’une capacité totale de 272 MW. Une légère amélioration loin de couvrir la demande, qui a par ailleurs explosé avec l’afflux des réfugiés syriens et la baisse de production des centrales vieillissantes.
C’est dans ce contexte que le ministre de l’Énergie de l’époque, César Abi Khalil (Courant patriotique libre), présente son plan au Conseil des ministres. Un plan qui, afin d’augmenter la production électrique de sept heures dès l’été, propose d’avoir recours à deux centrales flottantes supplémentaires, qui seraient amarrées à Deir Ammar (Liban-Nord) et Zahrani (Liban-Sud) pour une durée de cinq ans.
En 2013, c’est la société Karpowership, une filiale de l’opérateur turc Karadeniz, qui avait remporté le contrat, au terme d’un appel d’offres opaque (voir le premier volet de l’enquête) pour l’acheminement de deux barges. À l’époque, le recours aux deux navires-centrales, Fatmagül Sultan et Orhan Bey, respectivement amarrés au niveau de Zouk et Jiyé, avait été présenté comme une solution temporaire dans l’attente de la construction de centrales définitives. Mais qu’importe, quatre ans plus tard, le gouvernement veut réitérer, ou plutôt développer, l’expérience. Car la mise est, cette fois, presque triplée : la capacité de production combinée des deux barges est fixée à près de 1 000 MW, contre 370 MW pour Fatmagül Sultan et Orhan Bey.
Un plan, deux versions
Le plan « de sauvetage de l’été 2017 » de César Abi Khalil est d’abord débattu dans le secret entre les membres du gouvernement présidé par Saad Hariri. Mais très vite, il est divulgué par Samy Gemayel, le chef des Kataëb, auprès de qui le document a fuité. Surprise, « cette première mouture, qui n’a circulé qu’entre le Premier ministre, les ministres des Finances (Ali Hassan Khalil, Amal, NDLR) et de l’Énergie, mentionne directement un accord de gré à gré avec Karpowership visant l’acheminement de deux navires, l’un de 470 MW, l’autre de 420MW. Le gouvernement prévoyait ainsi de se passer d’appel d’offres, pour un contrat d’une valeur de 1,886 milliard de dollars », raconte Samy Gemayel, qui révèle alors le pot aux roses en session parlementaire (annexe 1).
Après le coup d’éclat du chef des Kataëb, la réaction ne se fait pas attendre. Côté gouvernement, on réfute l’authenticité du document et une seconde version du plan est alors dévoilée devant la presse. « Il s’agissait de la mouture officielle qui, elle, était destinée à tous les ministres. Cette seconde version correspond presque mot pour mot à la première, à l’exception de la partie dédiée aux barges. Le nom de Karpowership n’y est plus mentionné, même si tous les éléments qui renvoient à des caractéristiques de l’entreprise ont été gardés. Mais la faille réside dans les annexes : ces dernières prévoient la venue de deux nouvelles barges en 2017, KPS 14 et KPS 15, les initiales de Karpowership », ajoute l’ex-député (annexe 2). Aucune explication officielle n’a ensuite été fournie sur ce point. Une source gouvernementale avance aujourd’hui que ces codes correspondent à des emplacements et non aux navires eux-mêmes. Elle ajoute qu’il est commun de choisir un opérateur officiant déjà dans le pays.
Quelques mois plus tôt, un autre événement avait déjà suscité des doutes quant à de potentielles négociations avec Karpowership. Lors de la visite en Turquie d’une délégation de journalistes, un représentant de la société turque avait alors affirmé que des concertations étaient en cours avec l’État libanais pour l’acheminement d’un troisième navire, ce que le gouvernement avait démenti dans la foulée. Une version à laquelle Karpowership s’accroche encore aujourd’hui : « Étant donné (…) que nous générions plus de 25 % de l’électricité au Liban, nous avons soumis, à l’époque, des suggestions à EDL et au ministère de l’Énergie pour augmenter les capacités au Liban et diminuer les coûts en passant au gaz naturel, en accord avec les préférences du marché mondial. Mais il n’y a jamais eu de négociations avec l’État libanais pour l’appel d’offres (de 2017). »
Pour mettre fin à la controverse, le ministère de l’Énergie annonce qu’il lancera un appel d’offres transparent et compétitif, ce qui provoque l’ire de la Direction des adjudications, qui estime que le ministère n’en a pas la compétence. Du côté du gouvernement, on concède que selon l’article 2 du code des adjudications publiques, les établissements publics ont la compétence pour organiser leur propre marché, et qu’EDL devrait donc s’en charger. Mais cette dernière étant en déficit et donc incapable de financer le projet, la responsabilité reviendrait à son autorité de tutelle. En l’occurrence, le ministère de l’Énergie. Un bras de fer entre les deux autorités qui en dit long sur le flou légal dans la passation des marchés publics – le Liban n’avait jusqu’à très récemment pas de code unifié de la commande publique.
Dans un premier temps, c’est le ministère de l’Énergie qui semble avoir le dessus. Ce dernier publie ainsi une demande de propositions d’une dizaine de pages. Le document, consulté par L’Orient-Le Jour, est un quasi copier-coller de celui de 2012, jusque dans les spécifications du carburant, qui ont pourtant changé entre-temps. Quelque 51 sociétés retirent le cahier des charges, et huit d’entre elles présentent une offre. Au terme de la sélection technique réalisée avec l’appui du consultant international Pöyri, le même qu’en 2012, seule l’offre de Karpowership est jugée conforme au cahier des charges.
La Direction des adjudications monte au créneau
La nouvelle déclenche une levée de boucliers de la part de la société civile, mais aussi de plusieurs composantes du gouvernement, notamment les Forces libanaises (FL) et le Parti socialiste progressiste (PSP). « Attention, aucun de ces deux partis n’avait toutefois à cœur l’intérêt général ou une volonté de réforme. Chacun a tenu à défendre un modèle dans lequel il avait le plus d’intérêts. Pour les uns, il s’agit des intérêts liés aux générateurs et au carburant qu’ils consomment, un marché dans lequel le PSP, mais aussi Amal, aurait des parts importantes. Les FL, de leur côté, défendaient un modèle similaire à celui d’Électricité de Zahlé, avec qui ils étaient déjà entrés en contact pour négocier des parts », estime un homme politique qui a requis l’anonymat.
Face à la grogne, César Abi Khalil finit par présenter le dossier au Conseil des ministres. Contrairement à 2012, Saad Hariri décide de mettre la Direction des adjudications dans la boucle en lui confiant l’ouverture des plis financiers ainsi que la rédaction d’un rapport. « Saad Hariri a décidé de faire l’arbitrage politique entre le Courant patriotique libre (CPL) et les Forces libanaises, en concédant un passage par la Direction des adjudications, sans penser que cela constituerait un véritable obstacle », explique une source qui a travaillé sur le dossier à l’époque.
Mais la Direction des adjudications tient tête, et au-delà de la politisation du dossier, ses conclusions sont sans appel. Selon elle, les conditions de mise en concurrence n’ont pas été réunies et l’appel d’offres a été conçu de manière à favoriser l’opérateur actuel, la compagnie turque Karpowership. Elle émet ainsi plusieurs critiques, notamment le manque de publicité attendue pour un marché de cette taille. « Le marché n’a pas été annoncé dans les journaux internationaux ni dans le Journal officiel libanais », explique Jean Ellieh, le directeur de la Direction des adjudications. Autre drapeau rouge, le délai pour présenter les offres : « Les entreprises n’ont eu que 15 jours pour présenter leur offre, un délai trop court, à moins d’être déjà prêt », poursuit-il. Partant de ce constat, la Direction des adjudications refuse d’ouvrir les offres financières, poussant le gouvernement à annuler la procédure et à lancer un nouvel appel d’offres.
Ping-pong
Pour ce nouveau tour organisé en 2018, la Direction des adjudications est impliquée dès la phase de sélection technique. Un nouveau cahier des charges est préparé par le ministère de l’Énergie : le dossier est bien plus fourni et compte plusieurs centaines de pages. « Il était beaucoup plus complet que la première version », confirme un des candidats. Mais la Direction des adjudications n’est toujours pas convaincue, notamment par la durée de livraison établie entre trois et six mois. « C’est encore trop court : les barges étant conçues sur mesure, seule la société qui les aurait déjà construites pouvait les livrer à temps », dit Jean Ellieh.
Une hypothèse que le récit d’un soumissionnaire, alors en visite en Turquie, semble conforter. « Nous étions en visite au chantier naval de Tuzla afin de discuter avec une entreprise d’un partenariat pour la réalisation du design de nos barges dans le cadre du projet libanais. Des ingénieurs, qui n’étaient pas au courant que nous postulions pour le Liban, nous ont ensuite fait visiter l’endroit où différentes barges étaient amarrées. Deux d’entre elles, qui appartenaient à Karpowership, nous ont été présentées par les ingénieurs comme destinées au Liban. La première de 470 MW et l’autre de 420 MW correspondaient aux spécificités demandées. Une portait même le pavillon libanais… » raconte-t-il.
Pour Karpowership, rien d’anormal. « Nos navires-centrales peuvent convenir à un large champ de spécificités d’approvisionnement. Selon notre modèle économique, notre flotte de barges est conçue et construite pour être prête à être déployée dans les plus brefs délais. En construisant en permanence des vaisseaux sur notre chantier naval, nous offrons à nos partenaires une solution prête à l’emploi qui nous permet de déployer nos navires partout dans le monde en un temps record puisque nous avons une production constante de bâtiments », explique l’entreprise.
Mais face aux soupçons, la Direction des adjudications refuse de faire passer le cahier des charges. « Selon la loi, après deux échecs de passation de marché, il est possible de faire passer un marché de gré à gré, à condition que cela soit lié au manque d’offres sur le marché et non pas au cahier des charges. Or la Direction des adjudications a refusé de céder sur ce point : le cahier des charge ne permettait pas d’assurer le niveau minium de concurrence », relate Jean Ellieh. Le dossier fait plusieurs allers-retours avant que le ministère de l’Énergie ne finisse par jeter l’éponge.
Karpowership dément, pour sa part, tout favoritisme. « L’appel d’offres a été ouvert à toutes les entreprises les deux fois. Les spécifications étaient transparentes et ouvertes aux entreprises et au public (…) notre offre technique et financière n’ayant jamais été ouverte, nous ne pouvons pas savoir si notre proposition aurait correspondu aux spécifications. » Le CPL, lui, impute l’échec du projet aux lobbys du mazout, le carburant utilisé pour les générateurs, dont les intérêts seraient impactés par une augmentation de la production d’électricité. Face à l’opacité, « seul un audit juricomptable d’EDL ainsi que de toutes les institutions et administrations publiques permettra de faire la lumière sur les dommages causés et d’établir les responsabilités », insiste Jean Ellieh, le directeur de la Direction des adjudications.
Ultime tentative
Mais la saga ne s’arrête pas là. Les barges pointent à nouveau le bout de leur nez dans le plan de la ministre de l’Énergie Nada Boustani adopté en avril 2019, qui prévoit le lancement d’appels d’offres combinant solutions temporaires et durables afin d’augmenter rapidement la production, seul moyen de justifier une hausse des tarifs selon la logique qui prévalait déjà dans les plans précédents.
Concernant les solutions temporaires, plusieurs options sont sur la table, dont l’installation sous trois à six mois de petites unités de production au gaz butane, alors proposées par GE et Siemens, qui seraient réparties dans différentes régions du Liban. L’autre solution repose sur le recours aux navires-centrales. Or à l’époque, la presse se fait l’écho de forts soupçons concernant des négociations en cours avec Karpowership pour le déploiement de deux nouvelles barges. Ce que la ministre s’empressera de démentir fermement à L’Orient-Le Jour.
Mais suite à la Conférence économique pour le développement par les réformes et avec les entreprises (CEDRE), organisée en avril 2018 à Paris, dans le cadre de laquelle la communauté internationale s’est engagée à mobiliser plus de 11 milliards de dollars pour le Liban, sous condition de réformes, le manque de transparence dans les procédures d’attribution des marchés publics finit par exaspérer. Les donateurs de la CEDRE décident même de suspendre un versement de 500 millions de dollars de la Banque mondiale au ministère de l’Énergie, sous la pression de la diplomatie française. Une décision prise suite au retard dans la création de l’autorité de régulation qui est censée octroyer des licences de production d’énergie au secteur privé.
« Mais les racines de cette décision sont plus profondes encore. À ce moment-là, la communauté internationale a épuisé toute tolérance face à l’opacité de l’attribution des marchés publics dans le secteur de l’énergie au Liban », explique une source proche du dossier. Quelques mois plus tard, le plan Boustani est rattrapé par le début de la crise économique et la démission du gouvernement Hariri III en octobre 2019, tandis que la rue libanaise se révolte contre la classe politique, accusée, entre autres, de corruption.
Son successeur, Raymond Ghajar, en proposera une version actualisée, qui ne décollera toutefois jamais. Et aujourd’hui, dans un Liban en faillite embourbé dans la plus grave crise économique de son histoire récente, tous les projets sont au point mort. Si le ministre expliquait à la presse que c’est en raison de la décision du Liban, en mars 2020, de faire défaut sur sa dette en devises que son plan n’est pas financé, les bailleurs de fonds et les institutions internationales ont affirmé et montré, à maintes reprises, qu’ils étaient prêts à mettre la main à la poche, à condition que les réformes essentielles et identifiées soient effectivement et enfin lancées. Un horizon duquel, après presque deux ans de crise, le Liban semble tous les jours un peu plus s’éloigner.
Une très belle histoire : il y a de cela quelques années des bonnes sœurs de je en sait quel couvent avaient offert a un politicien libanais trés connu une icone de la Sainte Trinité. Sur la page facebook de ce politicien j'avai écrit que cette icone n'était pas compléte car quand aprés le festin offert par Abraham les 3 visiteurs voulaient quitter , Abraham leur a montrer le chemin pour Sodome et Gomor. Vous connaissez la suite de la prophétie et c'était le sort du Liban. J'avais aussi ajouter que les turcs sont très flexibles au niveau du règlement des commissions é régler sur les affaires des barges et leurs destinataires . Mes commentaires ont étés retirés le jour même su site de ce politicien . A voie lla suite de l'enquête. Très intéressant article.
22 h 01, le 17 juillet 2021