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Société - Focus

La crise s’invite dans le capharnaüm de l’administration libanaise

Comment travailler au quotidien lorsque l’État a à peine les moyens d’acheter des feuilles de papier A4 ?

La crise s’invite dans le capharnaüm de l’administration libanaise

À la CNSS, il faut s’armer « d’une patience à toute épreuve, sinon, on fait une crise de nerfs », témoigne une habituée. Photo H. Assal.

« Moi, avant, j’avais des cheveux. » Assis derrière son bureau de mokhtar, dans un des quartiers de Beyrouth, et sous une imposante photo du président de la Chambre Nabih Berry, Adib* jure que le stress lié à son travail et à la situation du Liban lui a coûté sa tignasse autrefois, promet-t-il, brune et bien garnie. « Écoutez, être mokhtar, ce n’est jamais une mince affaire, nous sommes là pour servir les habitants, et nous sommes les représentants les plus directs de l’administration et de l’État auprès d’eux », explique-t-il, avant d’ajouter : « Mais depuis quelques mois, c’est devenu invivable. »

Pour les mokhtars comme pour toutes les administrations, la crise est un coup de massue. Le Liban est, depuis fin 2019, balayé par le cyclone dévastateur de la crise économique qui a notamment fait perdre à la livre libanaise plus de 90 % de sa valeur. Résultat, l’inflation est brutale et le pays connaît des pénuries en série. « L’État libanais peut-il nous expliquer comment nous sommes censés imprimer ou photocopier des documents sans électricité ? » s’indigne Adib.

Les mokhtars sont des élus locaux qui travaillent à leurs propres frais et dégagent un profit en réalisant des démarches administratives (actes de naissance, attestations de résidence…) pour les citoyens. Mais selon Adib, la marge de profit est de plus en plus petite, voire parfois négative.

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« D’un côté, un paquet de feuilles A4 coûte désormais plus de 55 000 LL, sept fois plus qu’avant la crise. De l’autre, le pouvoir d’achat des citoyens est réduit à néant, ce qui fait que je ne peux pas leur demander des prix exorbitants », explique-t-il. Une cartouche d’encre pour l’imprimante revient désormais à 250 000 livres. Quant à l’agrafeuse, son prix flirte avec les 90 000 LL. On sonne à la porte. C’est Yanish*, une jeune Éthiopienne mariée à un Libanais et accompagnée de ses deux enfants. Mauvaise nouvelle pour la jeune femme qui souhaite être naturalisée, Adib ne peut pas lui octroyer une fiche d’état civil familial au nom de son mari. Et pour cause : il est à court de formulaires. « J’en ai commandé un paquet et le courrier devait arriver aujourd’hui, mais le livreur m’a informé qu’il n’avait plus d’essence », lâche le mokhtar. « Cela fait un moment que je me contente “d’actualiser” d’anciennes fiches. Il suffit que j’inscrive dessus qu’aucun changement n’a eu lieu depuis la dernière copie. Mais dans le cas de Yanish, je ne peux pas faire ça, car ils ont eu un enfant depuis. » « Je n’ai plus qu’à revenir dans quelques jours. Je me suis habituée », lâche Yanish, clairement irritée.

Au Liban, l’inefficacité de l’administration n’a rien de nouveau. En 2019, le pays était en 157e position du classement de la Banque mondiale sur l’efficacité gouvernementale, avec un score de -0,83.

« Le nouveau coûte un bras »

Maria*, qui se fond dans la file d’attente au premier étage des bureaux de la Caisse nationale de Sécurité sociale (CNSS), dans le quartier de Bir Hassan à Beyrouth, peut en témoigner. « Ici, il faut être armé d’une patience à toute épreuve, sinon, on fait une crise de nerfs. » Alors que son fils vient de trouver un emploi, elle souhaite le retirer de la liste des personnes qu’elle couvre à la CNSS. Sauf que, après une bonne demi-heure d’attente dans une chaleur étouffante – les rares climatiseurs installés dans les bureaux étant à l’arrêt en raison de la pénurie d’électricité elle-même liée à la pénurie de carburant –, une employée l’informe qu’il lui manque un document qu’elle doit chercher au rez-de-chaussée. Connue pour ses files d’attente interminables et pour le chaos administratif qui y règne, la CNSS est le parfait exemple de l’administration publique sclérosée, et cela indépendamment des circonstances que traverse le pays. Mais la crise vient ajouter son grain de sel qui rend le travail au quotidien quasiment impossible. Condamnée à faire la queue à nouveau, cette fois-ci sous le soleil, Maria se rend compte rapidement qu’elle n’est pas encore au bout de ses peines. « Mon ordinateur ne se rallume pas ! » crie l’unique employé du bureau, après l’arrêt soudain du générateur. « Ce n’est pas ma faute, ce machin est très lent, et en acheter un nouveau coûte un bras », lance-t-il en réponse aux protestations des citoyens qui s’impatientent.

« On en a encore pour longtemps? » lance alors Abou Samer*. La cinquantaine, cet agent de sécurité originaire de Tripoli a beaucoup à dire sur la CNSS. « Ma mère, que je couvre avec ma propre sécu, est tombée et a besoin d’une opération à la jambe. J’ai été surpris de savoir qu’elle n’était plus couverte, de nouvelles dispositions ayant été adoptées par la CNSS en la matière depuis le début de la crise. Or, personne n’a jugé nécessaire de nous prévenir en nous envoyant un message ! »

Les employés de la CNSS sont, quant à eux, sur la défensive. Malgré plusieurs sollicitations, aucun n’accepte de répondre aux questions de L’Orient-Le Jour, même sous le sceau de l’anonymat. Mais un peu plus loin, au ministère des Finances publiques, un employé n’hésite pas à se défouler.

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« Oui, la situation de l’administration publique au Liban est terrible, et les crises qui frappent le pays n’ont fait qu’aggraver la situation, reconnaît Jamal*. L’autre jour, un collègue a demandé aux gens d’apporter avec eux des feuilles A4 pour remplir l’imprimante ! » Le fonctionnaire se plaint également d’avoir trop de travail à faire depuis qu’un système de rotation pour lutter contre le Covid-19 a été mis en place. « Confrontés à un surcroît de travail ainsi qu’aux coupures de courant, un environnement de travail déplaisant et un manque de matériel, les employés commettent des erreurs parfois, et franchement, je trouve que c’est compréhensible. Surtout que nos salaires ne valent vraiment plus grand-chose et que notre couverture santé n’existe désormais que sur le papier », martèle Jamal. Ce dernier estime cependant qu’il n’y a jamais eu assez d’employés. « En général, les gens pensent qu’il y a un surplus d’employés dans le secteur public. Mais dans les faits, nous sommes en sous-effectifs. La majorité des fonctionnaires sont soit dans les forces armées, soit des journaliers. Résultat, le gros de la charge de travail retombe sur une petite poignée de personnes », lâche-t-il, amer. Selon une étude du quotidien an-Nahar datant de 2019, sur les quelque 300 000 employés de l’administration, seuls 25 000 (8 %) travaillent dans les administrations publiques, la majorité étant employée au sein des forces armées (40 %), des institutions publiques (comme Électricité du Liban ou la Régie libanaise des tabacs et tombacs, 38 %) et de l’enseignement public (15 %).

Les employés de la fonction publique, qui estiment être en sous-effectifs, sont soumis à une pression croissante. Photo S.H.

Sur le départ

Derrière ces chiffres, se cache un système politique qui fait de l’emploi public un outil majeur du clientélisme. « On le sait, le recrutement dans l’administration publique est gangrené par la corruption, le népotisme et les quotas confessionnels, affirme Makram Ouaïss, directeur exécutif du Lebanese Center for Policy Studies. Souvent, une horde d’employés vient avec chaque nouveau ministre remplacer ceux qui étaient arrivés avec son prédécesseur. » Or, aujourd’hui, les employés les plus qualifiés sont également sur le départ. « Non seulement les mouvements de grève et la crise sanitaire font qu’il y a de moins en moins d’employés présents, mais aussi, avec la dévaluation de la livre, qui ampute lourdement le pouvoir d’achat de ceux qui sont payés en livres libanaises, on remarque que nombre de fonctionnaires compétents quittent la fonction publique en quête d’un emploi rémunéré en dollars frais », explique Samir Hankir, expert en politiques publiques. Selon les estimations de l’institut de recherche Information International, le salaire d’un fonctionnaire de cinquième catégorie va de 950 000 à 1 905 000 livres, soit entre 50 et 110 dollars selon le taux de change sur le marché parallèle au moment de la rédaction de cet article. La situation n’est toutefois pas la même partout. « Certaines institutions, comme la CNSS, sont dans une situation véritablement lamentable au niveau de l’équipement. Mais dans d’autres, comme le ministère des Finances, l’arsenal informatique est relativement mieux fourni. Cependant, avec la crise actuelle, le remplacement ou l’entretien du matériel coûte beaucoup trop cher », s’attriste-t-il. C’est probablement pour cela qu’Adib a installé, près du portrait du président de la Chambre, une affiche où il demande aux clients de bien vouloir payer à l’avance.

* Les prénoms ont été modifiés.

« Moi, avant, j’avais des cheveux. » Assis derrière son bureau de mokhtar, dans un des quartiers de Beyrouth, et sous une imposante photo du président de la Chambre Nabih Berry, Adib* jure que le stress lié à son travail et à la situation du Liban lui a coûté sa tignasse autrefois, promet-t-il, brune et bien garnie. « Écoutez, être mokhtar, ce n’est jamais une mince...

commentaires (5)

pour beaucoup moins que ca , dans d autres pays l armée aurait pris le pouvoir et chasser tous ces mafieux qui humilient le peuple

barada youssef

18 h 19, le 07 juillet 2021

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Commentaires (5)

  • pour beaucoup moins que ca , dans d autres pays l armée aurait pris le pouvoir et chasser tous ces mafieux qui humilient le peuple

    barada youssef

    18 h 19, le 07 juillet 2021

  • Kafka

    Michel Trad

    16 h 37, le 07 juillet 2021

  • Retraite du secteur prive, j'ai une adhesion volontaire a la CNSS. Tous les trimestres je dois payer ma cotisation. - Ma presence personnelle est requise, ce qui pourra poser probleme vu que j'avance en age. - En effet, chaque fois que je vais payer c'est successivement 4 queues aux guichets pouvant aller de 1 a 2 heures en moyenne. - En outre, je n'ai le droit de payer qu'a terme echu. Ce qui fait que chaque trimestre se passent plusieurs jours ou je ne suis PAS couvert. (Au moins une fois, alors que je devais subir une angioplastie, j'ai du ajourner l'intervention de plusieurs jours et quitter l'hopital pour aller payer). Dernier avatar : je me presente un mardi (jour dedie aux individuels) pour constater qu'ils sont en greve. Je reviens le mercredi et vers 10h45, APRES PLUS DE 45 mn DE QUEUE, je me vois renvoyer au vendredi sans aucun motif. Ayant rouspete, je suis pris a partie par le directeur du centre (petit chef) qui m'enguirlande parceque j'ai ose rouspeter..... Avec les crapules bancaires et l'essence, meme a la CNSS on nous humilie

    Michel Trad

    14 h 24, le 07 juillet 2021

  • IL N,Y A PLUS D,ADMINISTRATION. PRATIQUEMENT TOUT EST UN IMMENSE BORDEL !

    LA LIBRE EXPRESSION

    08 h 11, le 07 juillet 2021

  • Ces personnes continuent d'afficher ostensiblement la photo de leur leader bien-aimé pour qui elles seraient prêtes à donner leur sang. Mais ne savent-elles donc pas que ce leader chéri est l'un de ceux qui ont pillé le pays et qui l'ont amené à l'effondrement total? Alors que ces gens crèvent de faim, leur leader adoré dort sur des milliards de dollars.

    Georges Airut

    02 h 34, le 07 juillet 2021

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