Rechercher
Rechercher

Nos Lecteurs ont la Parole

Le Grand Liban peut-il disparaître ? Du traité de Lausanne de 1923 à la crise actuelle

Le Grand Liban peut-il disparaître ? 
Du traité de Lausanne de 1923 à la crise actuelle

Le tombeau de Tugrul Bey à Téhéran vénéré également par les Turcs.

Le patriarche maronite Béchara Raï dans son homélie du 6 juin 2021 a fait part de ses craintes que le but occulte de la crise politique qui bloque la formation d’un gouvernement depuis plus de onze mois ne soit la disparition de l’État du Grand Liban actuel qui n’existe, dans ses frontières et son régime politique actuel, que depuis 1920.

L’objet de cet article est de situer la crise politique dans un contexte géopolitique régional aux racines historiques qui remontent à un millénaire, pour démontrer que les appréhensions du patriarche sont historiquement justifiées ; notre but est également d’éclairer les protagonistes libanais sur les conséquences potentielles de leurs différends sur la continuité de l’État.

La création du Liban, comme celle de la majorité des pays arabes, a été le résultat, d’une part, des changements géopolitiques causés par la défaite en 1918 (après la Première Guerre mondiale) de l’Empire ottoman qui gouvernait le Moyen-Orient depuis 1517 ; et, d’autre part, de la signature subséquente en 1923 du traité de Lausanne qui a dépossédé l’Empire ottoman de sa souveraineté sur les pays arabes, tout en fixant les frontières de la Turquie actuelle.

Or, depuis 1920, les données géopolitiques qui avaient permis la création de l’État Libanais ont changé dramatiquement. Parmi ces données citons notamment :

(a) L’émergence de l’Iran comme puissance régionale, alliée stratégique de deux puissances mondiales, la Russie et la Chine ; (b) La création de l’État d’Israël en 1948 et la volonté politique et militaire iranienne d’étendre son influence sur le Moyen-Orient depuis 1980 ; (c) La normalisation des rapports entre Israël et quatre nouveaux pays arabes en 2020 ; (d) L’émergence de la Turquie comme puissance moyen-orientale souhaitant regagner son influence sur les territoires qu’elle a perdus en 1923 ; (e) La perte par la France et l’Angleterre de leur statut de grandes puissances victorieuses en 1918, pour devenir actuellement deux membres de l’OTAN sous la conduite des États-Unis.

Ces facteurs constituent autant de nouvelles données géopolitiques qui étaient inexistantes lors de la création de l’État libanais ; et la dimension internationale de la crise politique actuelle peut, potentiellement, conduire à la disparition du Liban en cas de nouvel équilibre géopolitique matérialisé par un nouvel accord international et régional qui se substituerait au traité de Lausanne de 1923.

Le Moyen-Orient fut seljoukide de l’an 1000 à 1920.

Les Seljoukides ont pris le contrôle de l’État abbsaside vers l’an 1000 et ont contrôlé le Moyen-Orient jusqu’en 1920.

Les Perses et les Turcs sont tous les deux les héritiers de l’État seljoukide dont ils forment les deux branches rivales, d’une même origine ethnique. En 1055, le calife abbaside devient sous leur protection avant que le califat ne passe officiellement en 1517 des mains des Arabes à la branche turque des Seljoukides qui gouverna, jusqu’en 1918, la partie occidentale de l’Empire seljoukide, forte de la légitimité religieuse acquise par le renoncement du dernier calife arabe « al-Moutawakkel 3 » au califat au profit du sultan ottoman, en 1517.

Après l’émergence de la branche ottomane par la conquête de Constantinople en 1453, et pendant presque trois siècles, de 1514 à 1847, les Perses et les Ottomans se sont livré neuf guerres pour la possession du Moyen-Orient et du Caucase. Le traité de Qasr Chirine de 1639 donna l’Irak et le reste de Moyen-Orient aux Ottomans qui devaient les garder jusqu’au traité de Lausanne en 1923, qui a acté le renoncement par la Turquie de ses possessions au Moyen-Orient et permis la création des pays arabes, dont le Liban actuel.

Cependant, un siècle après le traité de Lausanne, l’occupation turque du nord de la Syrie et l’influence perse en Irak semblent remettre en question les zones d’influence fixées par les différents traités de partage du Moyen-Orient entre les Turcs et les Perses, l’Iran ayant étendu son influence sur l’Irak, la Syrie, la Palestine, le Liban et le Yémen.

La guerre en Syrie, qui a commencé en 2011, semble avoir remis en question le partage même de la région entre Turcs et Perses, tel que fixé par le traité de Qasr Cherine de 1639.

La compétition entre les deux branches seljoukides pour le contrôle du Moyen-Orient et du Caucase s’est renouvelée depuis 2010 et il n’y a pas à cette date de nouvel accord déclaré sur le partage du Moyen-Orient entre ces deux puissances. Ainsi, le 10 décembre 2020, M. Erdogan a provoqué une crise avec l’Iran à cause d’un simple poème qu’il a récité en Azerbaïdjan pour célébrer sa victoire sur les Arméniens au Nagorny-Karabakh.

Géopolitique et géo-biblique/Perses et Juifs

Israël, inexistant en 1920, est aujourd’hui une puissance régionale en compétition avec la Turquie et l’Iran. Retour sur l’histoire :

La création de l’État d’Israël en 1948 et la révolution iranienne de 1979 sont deux événements qui ont remis les Juifs et les Perses en compétition sur le Moyen-Orient après près de 2 000 ans d’interruption.

En effet, le roi perse Cyrus qui a battu les Babyloniens a permis le retour des Juifs à Jérusalem et a reconstruit le Temple de Salomon au frais du Trésor perse. Un des prophètes juifs a même considéré le roi perse Cyrus comme le messie que les Juifs attendaient.

La création d’Israël en 1948 a remis l’État juif sur l’échiquier géopolitique du Moyen-Orient. Ainsi, Israël a aidé Khomeyni dans sa guerre contre Saddam Hussein en 1981 pour des raisons d’intérêt géopolitique. Alors que la doctrine officielle de Khomeyni était centrée sur la destruction de l’État d’Israël et que les États-Unis, ennemis jurés de l’Iran sous la présidence de Ronald Reagan, ont eux-mêmes financé secrètement le prix des armes livrées par Israël à l’Iran. Cette dimension géopolitique, inexistante lors de la création du Grand Liban, constitue un nouveau facteur en défaveur de la continuité de l’État libanais.

Les Turcs et le traité de

Lausanne de 1923

L’apport idéologique de la victoire turque sur les Mamelouks en 1516 est que le califat a pour la première fois depuis le VIIe siècle cessé d’être arabe pour devenir turc pendant près de quatre siècles, contrairement à la prise de pouvoir antérieure des Seljoukides en 1055 qui s’étaient contentés du pouvoir de fait tout en gardant le califat aux Arabes abbasides, comme fonction purement honorifique.

Le printemps arabe commencé en 2011 sous les prétextes des revendications démocratiques en Tunisie, en Égypte, en Libye et en Syrie, a provoqué des changements géopolitiques importants au bénéfice de l’influence turque au Moyen-Orient. M. Erdogan souhaite aujourd’hui revenir sur le traité de Lausanne que son pays a signé il y a un siècle. Ainsi, l’armée turque est actuellement dans plusieurs territoires dont le traité de Lausanne l’a dépossédée : le nord de Chypre depuis 1974 ; la Syrie depuis 2012 ; le Qatar et la Libye depuis 2014. Les prétextes idéologiques pour justifier le retour de l’influence turque au Moyen-Orient sont variés, mais le résultat demeure le même. La Turquie souhaite évidemment la révision du traité de Lausanne qui l’a dépossédée du Moyen-Orient, comme l’ont démontré récemment les frictions entre les marines française et turque (signataires du traité de Lausanne) dans la Méditerranée et les tensions politiques entre les présidents français et turc. Le président égyptien Sissi a dû même menacer d’intervenir militairement en Libye pour protéger l’Est libyen (qui constitue la frontière ouest de son pays) des mercenaires turcs.

Les relations politiques entre l’Égypte et la Turquie sont très tendues depuis l’éviction des Frères musulman par M. Sissi.

Les Libanais protagonistes de la crise gouvernementale actuelle doivent se rappeler qu’avant la création du Liban et le traité de Lausanne de 1923, les seules frontières du Moyen-Orient établies par des traités internationaux étaient celles résultant des traités signés entre les Ottomans et les Perses sur le partage du Moyen-Orient entre leurs deux zones d’influence respectives.

Les puissances régionales et leurs alliés internationaux conscients des nouveaux équilibres géopolitiques souhaitent régler ces conflits au bénéfice de leurs propres intérêts, indépendamment de ceux des peuples du Moyen-Orient dont les États ont à peine un siècle d’existence.

Le moyen utilisé par les puissances internationales pour remettre en question les frontières des États est classiquement l’instrumentalisation des crises intérieures des systèmes politiques du chaque État. La crise libyenne actuelle en est un exemple, malgré le fait que le peuple libyen soit ethniquement et religieusement homogène. Les décideurs libanais doivent être conscients que leurs différends peuvent être exploités par les puissances régionales et internationales aux fins de servir leurs propres intérêts. Ce qui s’applique au Liban s’applique mutatis mutandis aux différents pays arabes qui, comme le Liban, ont eux aussi été créés suite à la défaite de l’Empire ottoman en 1918 et au traité de Lausanne de 1923.

Le recul historique et la chronologie des évènements géopolitiques donnent à la crise gouvernementale actuelle ses véritables dimensions, notamment à la lumière de la volonté de l’Iran de maintenir la carte libanaise entre ses mains. La durée de la crise, l’effondrement de l’État, celui du système bancaire libanais, la destruction du port de Beyrouth et la normalisation des relations d’Israël avec la majorité des pays arabes sont des facteurs qui peuvent être instrumentalisés par les puissances régionales et internationales au profit d’un nouvel accord de répartition des zones d’influence au Moyen-Orient comportant la disparition du Liban dans sa forme actuelle. Évidemment, à l’insu des décideurs Libanais !

Akram AZOURY

Avocat au barreau de Beyrouth

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « courrier » n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de L’Orient-Le Jour. Merci de limiter vos textes à un millier de mots ou environ 6 000 caractères, espace compris.

Le patriarche maronite Béchara Raï dans son homélie du 6 juin 2021 a fait part de ses craintes que le but occulte de la crise politique qui bloque la formation d’un gouvernement depuis plus de onze mois ne soit la disparition de l’État du Grand Liban actuel qui n’existe, dans ses frontières et son régime politique actuel, que depuis 1920.L’objet de cet article est de situer la crise...

commentaires (0)

Commentaires (0)

Retour en haut