On l’a longtemps admiré, envié, jalousé même. Et si notre pays terrassé suscite aujourd’hui la compassion internationale, si le Vatican rameute le ban et l’arrière-ban de la chrétienté d’Orient afin de prier pour sa survie, nous, libanais, pouvons certes nous en attrister jusqu’aux larmes. Mais nous n’avons pas à rougir d’une aussi cruelle déchéance : c’est sur nos dirigeants qu’en rejaillit toute la honte.
Cette condamnation quasiment planétaire, même le chef suprême d’une religion fondée sur la charité et l’amour du prochain ne pouvait s’y soustraire plus longtemps. Ça suffit! D’une portée universelle était, d’ailleurs, cette énergique injonction que lançait le pape jeudi. Les chefs politiques dénués de scrupules étaient ainsi sommés de cesser de poursuivre leurs intérêts personnels, au détriment de ceux du pays ; les pays tiers étaient appelés à cesser leurs abusives et égoïstes ingérences ; la communauté internationale se voyait rappeler son devoir d’assistance vitale envers cette terre de paix et de tolérance en péril qu’est le Liban. Quant aux Libanais eux-mêmes, le souverain pontife les pressait de ne pas se laisser aller au désespoir, au découragement et à la résignation. À la bonne heure, Votre Sainteté : car ce serait bien le diable, si, par malheur, même une sainte alliance entre Providence et puissances d’ici-bas s’avérait impuissante à redonner vigueur et santé à un pays qui mérite tant d’exister…
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Par un heureux hasard de l’actualité, c’est au plan judiciaire local que la sollicitude vaticane pour le Liban aura trouvé ici même, dès hier, un retentissant écho. Pas de paix sans justice, soulignait en effet le Saint-Père, à propos des solutions qui devront être apportées d’urgence à l’actuelle crise économique, politique et sociale. De fait, rien que de songer à toutes les injustices qui accablent en ce moment le peuple libanais donne le vertige : entre autres, le pillage méthodique des biens publics par ceux-là mêmes qui en avaient la charge ; la fuite en contrebande protégée, vers la Syrie, des carburants et autres denrées essentielles payés par le contribuable libanais et déniés aux Libanais ; la folle et incontrôlée montée des prix ; l’appauvrissement massif d’une population dont les économies sont pratiquement confisquées. Et puis, dernier expédient en date, cette carte de ravitaillement promise aux familles nécessiteuses, et pour la légalisation de laquelle les députés ont, pour une fois, sué sang et eau ; mais c’était seulement parce que à l’image d’un État en dérangement accéléré, la climatisation de l’Assemblée était, ce jour-là, en panne.
Pour criants qu’ils soient cependant, tous ces dénis de justice ne sont encore rien devant le prix du sang, scandaleusement demeuré impayé. Ce sang est celui de plus de 200 morts et de plusieurs milliers de blessés, victimes de l’explosion survenue il y a onze mois dans le port de Beyrouth, et qui a ravagé la moitié de la capitale : victimes, en réalité, de l’hallucinante combinaison de sombres trafics et de criminelles négligences qui a causé la monstrueuse déflagration. Tous ces flots de sang, c’est un courageux magistrat, en charge de l’enquête, qui entreprenait, hier, d’en brandir la facture à la face des responsables. Le juge d’instruction Tarek Bitar se propose d’interroger, en vue de leur inculpation, le Premier ministre démissionnaire, quatre anciens ministres, un ancien commandant de l’armée, ainsi que plusieurs hauts responsables sécuritaires, et non des moindres. En demandant au Parlement, ainsi qu’à l’ordre des avocats, la levée des immunités parlementaires ou syndicales dont se prévalent – fort abusivement– certains de ces prévenus, Bitar a paru soucieux d’éliminer les prétextes procéduraux précédemment invoqués pour obtenir la récusation de son prédécesseur.
Que va-t-on imaginer maintenant ? Quelles ridicules contorsions et finasseries les avocaillons du non-droit gardent-ils au feu ? De quelle insulte à la loi, comme à l’intelligence des gens, leurs esprits peuvent-ils encore accoucher? Et surtout, tant de mauvaise volonté face au cours de la justice ne traduirait-il pas le plus piteusement maladroit, le plus explicite aussi, des aveux ?
Quelles que soient les suites de cette colossale affaire, jamais la vérité ne pourra être assassinée deux fois.
Issa GORAIEB