« De Coney Island aux rives du lac Michigan et jusqu’à Rio de Janeiro, Sydney, Barcelone et Beyrouth, c’est la pleine saison des sacs de plage, des crèmes solaires, des châteaux de sable, des enfants barbotant dans les vagues et des baigneurs adultes rêvassant au soleil. Une journée à la plage est un rituel culturel. Mais il n’en a pas toujours été ainsi », relate une étude publiée dans le Smithsonian Magazine et intitulée Inventing the Beach : the Unnatural History of a Natural Place. Une invitation à revenir sur l’histoire des premières baignades et bains de soleil, recensés déjà au XVIIIe siècle. Ces plaisirs de l’eau ont peu à peu évolué dans l’imaginaire populaire, car un paysage côtier était d’abord synonyme de nature sauvage et dangereuse. Un lieu périlleux où s’échouaient les navires et où les flots, souvent menaçants, empêchaient de percer les secrets des profondeurs. Les appréhensions envers les mers et océans ont longtemps été nourries par la mythologie et ses références aux colères des eaux : avec notamment les monstres Charybde et Scylla, véritables terreurs des marins, auxquelles sont venues s’ajouter les aventures des pirates et des bandits.
De la nature côtière menaçante au paysage hédoniste
Pour expliquer la fin de ces peurs et leur mutation en bonheur, le Smithsonian Magazine se réfère en particulier à l’historien français Alain Corbin, l’un des spécialistes du XIXe siècle et l’auteur de Le territoire du vide : l’Occident et le désir du rivage 1750-1840 (éditions Flammarion). Selon lui, vers le milieu du XVIIIe siècle, les élites européennes, soucieuses d’avoir une bonne santé, commencent à vanter les qualités curatives de l’air frais, de l’exercice et des bains de mer, suivant l’avis des médecins qui prescrivaient un plongeon dans les eaux froides pour se revigorer physiquement et mentalement.
Alain Corbin s’appuie sur l’art, la poésie et les récits de voyage, ainsi que sur des écrits médicaux et scientifiques afin d’expliquer comment les sensibilités romantiques ont contribué à ce changement de perception. Après Kant et Burke, qui ont sublimé la nature et souligné son pouvoir à générer crainte et terreur, les écrivains et artistes romantiques du tournant du XIXe siècle ont insufflé les notions d’émotion et d’émerveillement à leurs flâneries au bord de la plage et l’observation des mouvements de la marée. Le paysage côtier, autrefois dangereux et mortel, devient ainsi le lieu d’une expérience bénéfique, où l’individu est harmonieusement immergé dans la nature. Depuis le rivage, des peintres comme J. M. W. Turner et Caspar David Friedrich ont restitué dans leur toile cet environnement, créant un nouveau sujet pictural : le paysage marin. Le terme n’a été utilisé qu’en 1804. Les peintres impressionnistes ont fait de même, s’installant avec leur chevalet sur les côtes, pour esquisser cette atmosphère hédoniste.
« Les humanités bleues »
En retraçant ce remarquable revirement qu’il appelle « l’irrésistible éveil d’un désir collectif pour le rivage », Alain Corbin conclut qu’en 1840 la plage prend une nouvelle signification pour les Européens. Un lieu de « consommation », une intense évasion de la ville et des corvées de la vie moderne. L’essor des trains et du tourisme a facilité ce processus culturel et commercial. Les voyages sont devenus abordables et faciles. Les familles de classe moyenne sont de plus en plus nombreuses à faire des pauses sur le littoral. Le jargon des marins, « à la plage », une expression connotant autrefois la pauvreté et l’impuissance, évoque désormais la santé et le plaisir. Le terme « vacances », utilisé à l’origine pour décrire une absence involontaire du travail, devient désormais un intermède souhaité.
Ces vacances au bord de la mer se sont étendues du Royaume-Uni à la Scandinavie en passant par la France, l’Italie, l’Espagne et le nord de l’Allemagne. L’arrivée en masse des vacanciers a redessiné le paysage, reconfiguré les vieilles villes et créé de nouvelles. Dans son dernier roman inachevé, intitulé Sandition, l’écrivaine Jane Austen a caricaturé une ville balnéaire à la mode dont le littoral sublime devient une distorsion capitaliste et met fin à la vie normale d’une communauté traditionnelle de pêcheurs. Des artistes, des géographes et des archéologues se sont déplacés en grand nombre pour examiner l’interaction de l’homme avec les océans. Steve Mentz, professeur d’anglais à l’Université St-Johns de New York et auteur de Shipwreck Modernity, Ecologies of Globalization, parle des « humanités bleues » pour décrire ces développements.
Les eaux du monde, autrefois une affaire de scientifiques, sont désormais reconnues pour leurs bienfaits et leur signification culturelle et sociale.
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