« Ça fait tellement longtemps que je n’ai pas vu la maison à cette heure-là. » Nadim* entre chez lui et presse l’un des interrupteurs du salon avant de se diriger vers la porte vitrée qui mène à la grande terrasse de son appartement. « Tu as vu ça ? » dit-il fièrement, avant d’ouvrir la grille de protection qui laisse apparaître une vue imprenable sur la banlieue est de Beyrouth. Dehors, c’est le crépuscule. Un léger voile rose subsiste dans le ciel, dernier vestige d’une journée qui va bientôt s’éteindre. En face, des rangées d’immeubles dont certains sont plongés dans la pénombre. À l’ouest, la mer. Ce qui reste du port de Beyrouth scintille au loin.
Il est 20h15 et Nadim s’est démené auprès de son patron pour pouvoir rentrer plus tôt que d’habitude. Pas aussi tôt qu’il l’aurait souhaité, car il lui a fallu rendre visite à son père qui vient de sortir de l’hôpital. « Il ne se sentait pas bien. On a fait venir le docteur qui nous a dit que sa tension était basse. » À la maison, il n’y a personne. Carole*, sa femme, et ses trois enfants de 10, 16 et 18 ans sont sortis. Un cri, soudain, émanant du corridor vient toutefois rompre le silence qui règne dans l’appartement. « Tu es là Gabriel* ? » demande Nadim en allant vers les chambres avant de revenir. « C’est mon fils cadet. Il a tendance à s’enfermer dans sa chambre, il ne va pas bien en ce moment. »
Le père est agité. Le crâne rasé, encore vêtu de son polo de travail comme s’il était prêt à décamper au moindre appel pour une énième livraison, il multiplie les allers-retours entre l’intérieur de l’appartement et la terrasse avant de se décider à se poser. Difficile de cerner si l’homme est énergique par nature ou s’il est survolté par les 18 heures de travail qu’il est contraint d’effectuer au quotidien. Malgré l’enfer qu’il traverse, ses yeux sourient. Mais lorsqu’il est enfin assis, l’homme devient plus grave. Il est prêt à vider son sac.
Ce père de famille de 48 ans n’en peut plus. « Parfois, je sens que je vais m’effondrer, puis je me reprends. Dieu m’a donné la santé et la forme après tout. » Malgré les trois jobs qu’il cumule et qui le privent de ces trois enfants qu’il n’a plus le temps de voir, son salaire ne dépasse pas les trois millions de livres libanaises, soit environ 230 dollars au taux du marché noir, dont la moitié est absorbée par ses dettes. Sa femme Carole a vu son salaire divisé par deux et ne gagne plus qu’un million de livres libanaises par mois. Quand il est prêt à raconter sa longue descente aux enfers, Nadim fixe le sol. La liste des problèmes est longue. Son père de 86 ans vient de subir plusieurs opérations et son état aurait nécessité un séjour aux soins intensifs. Mais il a refusé, conscient que son fils aurait dû en assumer les frais. Le coût des interventions qu’il a subies et des nuits à l’hôpital s’élève déjà à près de 20 millions de LL. Impossible de couvrir une telle facture. Il a fallu avoir recours à la générosité d’une petite poignée de citoyens, pratique fréquente dans un pays en crise où la solidarité sert de palliatif à un État social inexistant. Mais cette contribution n’a couvert qu’une toute petite partie de la note. Pour le reste de la somme, Nadim n’a trouvé d’autre bouée que celle responsable de sa noyade : le recours aux usuriers, ces particuliers qui prêtent de l’argent avec un taux d’intérêt faramineux. « C’est une connaissance de mon beau-frère qui a payé les 17 millions restants. Je ne sais pas comment je vais les rembourser. »
« Ce n’est pas de ma faute »
« Rembourser » : la vie de Nadim ne se résume plus qu’à cette obsession. Pourtant, il y a quelques années encore, les choses allaient bien pour cet homme qui parle un anglais impeccable. Muni d’une licence obtenue à la Notre Dame University-Louaizé (NDU), il avait tous les atouts pour s’affranchir de l’affaire familiale à laquelle lui et son épouse s’étaient consacrés durant leurs premières années de mariage. « Je tenais la cantine de l’école que mes parents avaient fondée. Carole y enseignait. Mais cela ne nous rapportait rien. On le faisait juste pour aider mon père. » En 2005, il décide de se lancer dans le transport de personnes pour le compte d’entreprises de construction. Il décroche plusieurs contrats, dont un avec un très gros client, et se met à investir dans une grande quantité de bus haut de gamme. De l’hôtel Habtoor au City Center, en passant par Beit Misk, tous les jours, la petite armée de pullman qu’il dirige dépose et récupère des employés et ouvriers qui opèrent sur plusieurs importants chantiers à travers le Liban. Le père de famille fait ses preuves et prospère. Carole, elle, enseigne dans une école assez réputée et sa situation est plutôt bonne. La famille peut vivre confortablement. « Je ne me couchais pas avant 4h, dit Nadim. Je travaillais dur. Je n’étais pas le genre de chef d’entreprise à rester les bras croisés et à fumer des cigares. Les clients pouvaient me joindre à tout moment et je me pliais en quatre pour eux. C’est pour ça qu’on m’a fait autant confiance. »
Cet âge d’or aura duré une douzaine d’années. Fin 2017, la situation se dégrade au pays du Cèdre. Le prix des matières premières commence à flamber et l’instabilité politique prévaut. La récession s’installe et les grands projets sont gelés. Progressivement, de plus en plus de clients avancent mille excuses pour différer le paiement de leurs factures. Mais Nadim doit poursuivre son activité. Il faut continuer de transporter les ouvriers et acquérir de nouveaux cars. Il dépense des millions de livres libanaises en carburant et en entretien pour ses véhicules, il doit rembourser les crédits d’achat et rémunérer ses employés. L’âge d’or commence à filer entre ses doigts. « Les défauts de paiement de mes clients ont fini par me casser, m’humilier, m’enterrer et détruire mon avenir, ainsi que celui de mes enfants. Tout cela n’est pas de ma faute, c’est la situation du pays qui m’a tué. » Nadim n’arrive plus à rembourser ses crédits, ses chèques sont retournés faute de provision. Il se retrouve dans la spirale infernale de la dette.
Désespéré, et terrifié à l’idée de ne pas continuer son activité, il se tourne vers des usuriers. « L’avantage, avec eux, c’est que tu as l’argent dont tu as besoin directement en main. » Mais le prix de l’immédiateté est très élevé. Les usuriers exigent 10 % d’intérêts mensuels qui augmentent avec les retards de paiement. Nadim n’a pas assez de rentrées par rapport à ses dépenses. Il est incapable d’honorer les sommes que réclament ses prêteurs. Dès lors, la vie de la famille vire au cauchemar. Les intimidations et les menaces de mort deviennent quotidiennes. « Ils étaient persuadés que je refusais de les payer. Ils ont mis des hommes pour me suivre en voiture et me barrer la route. Ils m’ont menacé au couteau et au pistolet. Ils ont aussi menacé de kidnapper mes enfants. Un jour, ils sont venus jusqu’à chez nous avec des kalachnikovs. Je me suis caché dans un réservoir d’eau sur le toit. Les enfants ont tout vu. La petite en a parlé pendant longtemps. » En le racontant, Nadim, le souffle court, revit ce cauchemar.
Voilà dix minutes qu’il parle dans le noir à cause d’une coupure d’électricité. Avec le rationnement décrété par Électricité du Liban, les coupures de courant se font de plus en plus fréquentes et longues à travers le pays. Mais lui ne semble pas s’en rendre compte. Il est complètement pris dans son récit qu’il tente de restituer au mieux, comme pour se convaincre une ultime fois qu’il n’est pas coupable de la ruine dans laquelle sa famille est plongée. « Je suis arrivé à un stade où je n’en pouvais plus. Je rentrais à la maison complètement à cran et en même temps il fallait, par-dessus tout, que je fasse attention à ne pas perdre ma famille. » C’est la vente de la maison de ses parents et d’un terrain familial à un prix modique qui finit par le sauver de la traque des usuriers. Il met même son propre appartement en gage. « Ils peuvent décider de nous virer de la maison à tout moment et je serai à la rue avec les enfants. » L’homme cède ses bus à une autre société et met la clé sous la porte. Avec le Covid-19 et l’hyperinflation, la situation économique empire au Liban et affecte des milliers de foyers qui se retrouvent soudainement déclassés. Le père de famille n’a plus aucune perspective. « Dans mes poches, il n’y avait pas de quoi acheter un sac de pain », raconte-t-il avec l’amertume de celui qui n’aurait jamais pu imaginer en arriver là.
Une famille brisée
Nadim quitte son domicile tous les jours à 3h30 et ne rentre pas avant 22h30. Il s’est vu prêter un camion en échange duquel il offre chaque jour, quelques heures durant, un service de transport gratuit. Le reste de la journée, il peut effectuer son travail de livreur. Son rythme est insoutenable. « Il m’arrive de m’endormir au volant. Dans ces moments-là, je me dis “ça y est, tu es fini comme homme”, puis je me dis que je ne peux pas faiblir comme ça, sinon toute la famille tombe avec moi. Mais jusqu’à quand vais-je pouvoir tenir ? » Il pointe du doigt sa paire de baskets trouées. Elle appartenait à son fils aîné : « Je livre dans des quartiers huppés et mon patron n’arrête pas de me reprocher ma tenue. Ces baskets que je porte valent aujourd’hui plus d’un million de livres, comment veut-il que je les remplace quand je n’arrive pas à ramener plus de 150 dollars par mois à la maison ? »
Aujourd’hui, le père de famille est prêt à subir les pires humiliations. Rien ne compte à côté du souci qu’il se fait pour ses enfants. C’est la deuxième année qu’il n’a pas payé la scolarité de ses deux fils qui s’élève à des milliers de dollars et l’aîné est censé entrer à l’université l’an prochain. « Tout est trop cher. Je n’arrive même plus à assurer les courses. Mes deux fils se sont entendus pour travailler dans un snack pour bénéficier de repas gratuits et nous décharger un peu à la maison. De jeunes garçons qui devraient plutôt se préoccuper de leur vie sociale et de leurs études, est-ce que vous pouvez l’imaginer ? » dit-il la rage au ventre. Quand il pense à sa fille, Nadim a les yeux qui brillent. « Elle est tellement intelligente. Je dois tout faire pour qu’elle aille jusqu’au bout de ses études. » Une grimace crispe son visage lorsqu’il se souvient que Chloé a dû suivre tous ses cours en ligne pendant la période de confinement sur le téléphone portable de sa mère faute d’avoir un ordinateur. L’homme sait que ses enfants le soutiennent, mais il se rend bien compte que leur vie a basculé. Ils ne fréquentent plus leurs copains et la dégradation de la situation financière de leurs parents les affecte au plus haut point. Marco*, l’aîné, est de plus en plus agressif et Gabriel a tenté de se suicider l’an dernier. « Il se plaignait de maux de dos insupportables. Nous l’avons amené à l’hôpital et c’est là qu’il s’est confié auprès des médecins. Mon propre fils a voulu mettre fin à ses jours. » Lorsque Nadim raconte cet épisode qui a ébranlé toute la famille, la colère prend le dessus. « Ce qui me brise en deux c’est que j’ai tout fait pour mettre mes enfants au plus haut de l’échelle, mais je n’ai pas réussi. » Les médecins qui se sont occupés de son fils à l’hôpital lui ont demandé si lui aussi avait des idées suicidaires. « Vous vous rendez compte ? » dit-il les yeux écarquillés. Il semble interloqué qu’on ait pu lui poser une telle question comme s’il était le seul à ne pas mesurer que tout dans sa situation pourrait faire craindre le pire. « Qu’est-ce que ça m’apporterait de me suicider ? À part causer encore plus de tort à mes enfants et à mon épouse ! » Lorsqu’il évoque son couple, l’homme baisse la tête. Le souvenir des galères que sa femme a subies ces dernières années lui font plisser les yeux. « Avec Carole c’est plus compliqué. On ne s’entend plus. Elle a subi tellement d’humiliations qu’elle m’en veut malgré elle. »
« Chaque jour est pire que l’autre »
Carole a 44 ans. Elle est beaucoup plus introvertie que son mari. Elle parle tout bas. Sa voix fragile révèle une femme très affectée par la situation de sa famille. Diplômée de la Lebanese American University (LAU), elle enseigne l’anglais pour des classes primaires dans une petite école privée. Quand il s’agit d’aborder la coupe de salaire qui lui a été imposée, elle semble résignée.
« Les familles n’arrivent pas à payer les frais de scolarité et l’école ne s’en sort pas. Il n’y a pas d’autres options », dit-elle lorsque nous la rencontrons quelques jours plus tôt en l’absence de son mari. Elle sait que Nadim porte le fardeau le plus lourd sur le dos mais pour elle, le basculement le plus douloureux a été de ne plus pouvoir satisfaire les demandes de ses enfants. « C’est facile de se priver lorsqu’on est adulte. Tu te dis “je m’en fiche de ne plus m’acheter ceci ou cela”. Mais lorsque ton enfant a besoin de chaussures ou que ta fille grandit et que ses habits ne lui vont plus et que tu ne peux rien faire, c’est trop dur. »
Pour s’en sortir, la mère de famille coupe les pantalons de sa fille pour en faire des shorts et fait réparer les chaussures de ses fils chez le cordonnier. Avec la crise financière, le prix des produits de première nécessité a flambé. Le kilo de viande coûte environ 150 000 LL, alors Carole n’en met quasiment plus dans les plats qu’elle cuisine. Elle rationne des produits comme l’huile ou le lait. « Je ne fais plus frire aucun aliment pour que la bouteille d’huile dure le plus longtemps possible. » Dans son salon, les fauteuils sont tous recouverts de draps, ce qui donne l’impression d’une maison inhabitée. Assise sur le canapé, Carole se tient les mains, les yeux perdus dans le vide, comme si elle suppliait quelqu’un. En face d’elle, la grande horloge n’a pas été réglée à l’heure d’été et indique une heure de moins. Dans la famille B., on a perdu espoir dans le temps qui passe. « Chaque jour est pire que l’autre. Avec les sommes qu’il va falloir rembourser pour l’hospitalisation de mon beau-père, nous voilà avec un nouveau problème et je m’attends à ce que demain soit encore pire. Je sens que je ne tiens que grâce à la prière. Parfois j’étouffe, j’ai besoin d’un break, alors je prie un peu et je m’apaise. »
Chloé*, sa petite fille de 10 ans, fait irruption dans le salon encore en pyjama. Mère et fille se prennent dans les bras. « Dis bonjour Chloé et va t’habiller et te faire belle. J’essaie de la protéger, elle est encore trop petite. Avec les garçons, c’est beaucoup plus difficile de faire semblant. » Carole évoque la tentative de suicide de son fils cadet, les séances beaucoup trop coûteuses chez le psy qu’ils n’ont pas pu lui assurer et les récents troubles d’énurésie nocturne qu’il a développés, sans doute à cause de l’épisode de terreur qu’ils ont traversé avec les menaces des usuriers. « Tout ce que je veux, c’est que mes enfants finissent leur éducation et qu’ils s’en aillent. Peu importe ce qu’ils obtiendront à l’étranger, ça restera mieux qu’ici. »
*Les noms ont été changés.
Merci l’OLJ de parler enfin des malheurs des familles libanaises.
22 h 28, le 11 juin 2021