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Société - Éclairage

Au Liban, cette toute petite bulle qui ne connaît pas la crise

En investissant les quelques endroits à la mode, les dollarisés donnent l’illusion d’un pays qui se porte toujours bien mais dans lequel les inégalités ne font que se creuser.

Au Liban, cette toute petite bulle qui ne connaît pas la crise

Les clients d’une piscine haut de gamme à Faqra. Photo d’archives AFP

Plus c’est cher, plus ça marche. La logique se vérifie encore au Liban, même en temps de crise. Au Burgundy, un restaurant français à Saïfi dont le copieux menu est toujours décliné en dollars, difficile de trouver une place sans réservation. Pareil à la maison d’hôtes Beit Trad, à Kfour, où la nuit est tarifée autour de deux millions de livres, et qui affiche complet pour quasiment tout l’été. Des exemples comme ceux-là, on aurait pu en donner des dizaines. Voilà des semaines que les parkings des plages haut de gamme sont bondés, tout comme ceux de la plupart des restaurants de luxe, donnant l’impression que toute une partie de la population ne connaît pas la crise ou, pire, que l’ampleur de celle-ci est quelque peu exagérée. Alors que plus de la moitié de la population vit sous le seuil de pauvreté, quelques endroits à la mode et pourtant hors de prix ne semblent pas pâtir, du moins pas autant que les autres, de la situation. Au point d’alimenter l’illusion d’un pays qui ne se porte pas si mal que cela.

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« Dans la société actuelle, nous avons une petite fraction qui a vu son pouvoir d’achat augmenter à cause de la dévaluation de la livre. C’est elle la plus visible dans cette sphère de consommation et c’est la seule à pouvoir se permettre des dépenses somptueuses », explique Rima Majed, professeure adjointe en sociologie à l’Université américaine de Beyrouth. Une toute petite minorité qui est payée en dollars ou en reçoit de l’étranger et qui suffit, parce que le pays est tout petit, à remplir les quelques endroits tendance. « Le Liban n’est vraiment pas cher pour ceux qui sont payés en dollars, car les prix sont bas selon le taux de change », constate l’économiste Jean Tawilé, qui classe les personnes qui touchent des dollars en trois catégories. Ceux qui sont employés dans des boîtes internationales localisées dans le pays, les expatriés libanais qui viennent principalement durant les fêtes et les vacances, et ceux qui ont pu profiter de la crise économique pour s’enrichir. Il parle ici des compagnies qui ont un monopole dans plusieurs secteurs, notamment ceux bénéficiant de la politique de subventions mise en place depuis le début de la crise et qui profitent de l’achat de dollars à bas prix pour stocker les produits et les revendre plus cher.

« Plus de classe moyenne »

Ces scènes, qui paraissent surréalistes, sont en réalité le symbole d’un pays de plus en plus inégalitaire. « Avant la crise, selon les données collectées entre 2005 et 2014, la distribution et la répartition du revenu national total libanais au sein de la population était le suivant : le top 1 % recevait 25 % du revenu national, les 50 % les plus pauvres 10 %. On avait donc une extrême polarisation, avec les plus riches qui capturent une grande partie du revenu, explique Lydia Assouad, doctorante à l’École d’économie de Paris, chercheuse associée au laboratoire des inégalités mondiales et spécialiste des inégalités au Liban et au Moyen-Orient. Avec la crise économique, il ne fait aucun doute que les inégalités ont augmenté. Une grande partie de la population est entrée dans la pauvreté avec son épargne coincée dans les banques, tandis que les plus défavorisés sont sujets à un risque de famine. »

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La grande majorité de la population a vu son niveau de vie baisser en raison de la dévaluation de la livre, alors que les produits alimentaires sont touchés par une inflation d’environ 400 %. « Cette dernière année, ce que l’on a observé est une transformation radicale en termes de position de classe dans la société. Des personnes ont perdu leur emploi et leur pouvoir d’achat a diminué, tandis qu’une nouvelle classe est apparue composée de ceux qui sont payés en dollars. Certains ont même vu leur niveau de vie s’améliorer », explique la sociologue. La classe moyenne a presque disparu et a été scindée entre une majorité de nouveaux pauvres et une minorité de nouveaux riches. « Au Liban, il n’y aura plus de classe moyenne, il y aura les très pauvres, les pauvres et ceux qui sont très riches (payés en dollars ou qui travaillent à l’étranger). Il y aura peut-être une petite classe moyenne qui persistera grâce aux transferts étrangers de proches », décrypte Jean Tawilé. Une situation qui ne risque pas de s’améliorer sur le long terme. « Ces transformations vont persister durant une longue période, puisque les mesures politiques pour lutter contre la crise économique sont presque inexistantes », dit Rima Majed. De quoi créer des frustrations et des jalousies dans les nouveaux rapports de classes.

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Zoé* se rendait tous les jours dans son hôtel-restaurant préféré de Gemmayzé, mais n’a plus les moyens d’y mettre les pieds aujourd’hui. Depuis les marches de l’escalier Saint-Nicolas, elle observe en sirotant un café une nouvelle habituée du restaurant en question et s’agace de voir cette jeune femme, « qui n’a aucune classe », se rendre désormais tous les jours dans son ancien cocon. « Avant, sa vie n’était pas du tout comme ça, mais elle travaille à distance pour une compagnie à l’étranger, donc elle profite de ses dollars », explique le serveur à cette jeune femme décontenancée, tandis que les mendiants ne cessent d’interrompre leur conversation pour leur proposer d’acheter roses, cartes postales, masques ou paires de chaussettes.

* Le prénom a été changé.

Plus c’est cher, plus ça marche. La logique se vérifie encore au Liban, même en temps de crise. Au Burgundy, un restaurant français à Saïfi dont le copieux menu est toujours décliné en dollars, difficile de trouver une place sans réservation. Pareil à la maison d’hôtes Beit Trad, à Kfour, où la nuit est tarifée autour de deux millions de livres, et qui affiche complet...

commentaires (6)

Tant qu'il y aura une majorité de nouveaux pauvres pour admirer cette minorité de nouveaux riches la situation ne changera pas.

Georges Lebon

17 h 47, le 02 juin 2021

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Commentaires (6)

  • Tant qu'il y aura une majorité de nouveaux pauvres pour admirer cette minorité de nouveaux riches la situation ne changera pas.

    Georges Lebon

    17 h 47, le 02 juin 2021

  • Ça n’est pas tant les riches qu’il faut conspuer mais les nouveaux riches qui étalent leur richesse avec indécence alors que la majorité des libanais a faim. On connaît la provenance de leur richesse et ils viennent jouer aux nantis alors que quelques années auparavant, ces mêmes riches quémander et s’endetter pour célébrer des événements familiaux en grande pompes pour qu’on parle d’eux. Toujours les mêmes. Le bling bling est leur seul raison de vivre c’est pour dire le niveau intellectuel de ces gens.

    Sissi zayyat

    12 h 54, le 02 juin 2021

  • Excellent article... !!!

    Hanna Philipe

    12 h 12, le 02 juin 2021

  • Le Liban d’abord est riche? Ce n’est pas tant la richesse qui est détestée mais l’étalage sans vergogne de cette « richesse » , avec l’argumentation classique : il faut bien des riches pour nourrir les pauvres.

    Citoyen Lambda

    11 h 18, le 02 juin 2021

  • Au lieu d'inciter la haine des riches, il faut les mettre sur des piedestals, leur offrir des services, et creer une classe moyenne qui leur sert leur besoins. Qui leur fait leurs maisons, leur decors, leur sorties, leur voitures. Ils sont une partie de la solution. Pas une partie du probleme tels la classe moyenne constitée employes d etat qui avant la crise etaient subventionnés par nos taxes. Jamais aucune societé qui a detesté ses riches n a prosperé.

    ..... No comment

    09 h 45, le 02 juin 2021

  • Pauvre Zoe elle peut toujours apprendre a cultiver sa frustration

    camel

    09 h 02, le 02 juin 2021

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