Rechercher
Rechercher

Culture - Poésie

Adonis, la lettre, le rythme et le silence

« Adoniada », publié au Seuil en mars dernier, est le nouveau recueil poétique d’Adonis, traduit de l’arabe par Bénédicte Letellier.

Celui dont l’œuvre monumentale a été traduite dans le monde entier éclaire avec ferveur son écriture cosmique et mystique des mystères de l’être.

Adonis, la lettre, le rythme et le silence

Adonis : « La poésie, comme l’amour, appartient au corps. » © Bénédicte Roscot

D’aucuns seront surpris que les amples séquences poétiques de versets rédigées en arabe qui constituent Adoniada, le nouveau recueil d’Adonis publié au Seuil en mars dernier, soient publiées en français, avant de l’être dans leur texte original. Néanmoins, le lyrisme inspiré qui traverse les textes du poète demeure intact. « Mon écriture tend à toujours créer des rapports nouveaux entre le mot et la chose, entre l’homme et le monde, pour une nouvelle lecture du monde. Créer c’est aussi lire, et il faut une nouvelle lecture, pour une nouvelle vision du monde. Or dans le monde arabe, ceci pose problème, car c’est toujours ce qui est passé, ce qui est établi qui règne », précise Adonis, qui propose à ses lecteurs des textes rédigés au cours de ces dix dernières années au fil de ses voyages à Erevan, Shanghai, Londres, Éphèse, etc. « Voyager, c’est voir le monde d’une manière nouvelle ; changer de pays permet de modifier les rapports entre les choses et les mots, et donc de créer. Adoniada est un voyage dans l’intériorité de l’histoire, et dans celle de l’être humain. L’espace extérieur n’est qu’un prétexte pour voir l’espace intérieur. Voir l’invisible est une condition essentielle pour mieux voir le visible. Les mythes sont essentiels dans cette lecture, ils sont notre première écriture pour mieux comprendre le monde. Par exemple, quand je lis la légende d’Europe, la déesse libanaise enlevée par Zeus et recherchée par Cadmos, qui prit l’alphabet avec lui et le donna au continent qui porte le nom de sa sœur, j’ai l’impression que je lis le monde d’aujourd’hui, et les relations actuelles entre Orient et Occident. La mythologie, c’est l’enfance de la connaissance et de nos rapports avec l’inconnu. Et chaque être humain doit être un voyant, qui tend à découvrir ce qu’il ne connaît pas. »

Lire aussi

« J’ai voulu amener Adonis sur mon territoire, celui de l’art contemporain »

Le voyage inédit que propose Adonis à son lecteur se déroule en vingt étapes qui ponctuent un itinéraire métaphysique, qui interroge une tradition poétique aussi bien orientale qu’occidentale, ainsi que le sens du geste créateur. « En fin de compte, créer permet à l’homme de construire sa permanence et son identité. Les créateurs vivent au-delà de l’histoire, ensemble, dans une même forêt, depuis le commencement de la poésie. L’écriture poétique est un questionnement sur soi, sur le monde, mais aussi sur celui qui l’a créé. Il y a quelque chose qui me dépasse, qui émane de mes profondeurs : j’ai mon inconnu en moi-même aussi. Le rêve, c’est moi qui le vis, mais ce n’est pas moi qui l’ai inventé. Je ne crois pas en un Dieu religieux, institutionnalisé, mais je crois en celui qui est caché derrière ce que nous voyons, le Dieu de la liberté. Pour moi, Dieu n’est pas une réponse mais une question », confie celui qui a rejoint et codirigé la revue Shi’r dans les années soixante avec Youssef el-Khal.

En couverture d’« Adoniada », un dessin réalisé par le poète lui-même. Photo DR

L’amitié des lettres

« Depuis qu’il se fiait à l’alphabet l’enfant savait laisser les mots à leur ivresse :

les éclats sont des miroirs,

et le masque un rai de lumière,

les territoires et les gens sont une onde

qui se déplace dans l’alphabet de rive en rive. »

Le motif de l’alphabet et de la lettre arabe sont essentiels dans le recueil, où certaines strophes proposent une amplification lyrique autour de la matérialité du son. « Je voulais montrer la relation qui existe entre les langues au niveau des lettres; il y a des liens d’amitié entre elles lorsqu’on les fait vivre ensemble. L’alphabet est le lieu de l’incarnation totale de l’être humain. Sans l’alphabet, l’être humain n’existe pas. Chaque fois que l’homme s’exprime, c’est par l’alphabet, par celui de la couleur, du dessin, de la sculpture. La création est un alphabet, avec ses variations », analyse l’écrivain. Les réflexions métalittéraires sur le symbole des lettres noun, jim, lam, contribuent à construire une poésie vivante, organique et incarnée, au-delà des boucles de l’encre sur la page.

« Le souk est devenu fou quoi ?

Une rue un poète ?

Dans une rue la poésie a-t-elle sa place ?

Tout art est temps-espace : des étincelles s’éclairent façon étincelles. »

La section XVIII déploie un espace oriental familier, celui du souk, que le poète perçoit comme un lieu où se noie la singularité de l’individu. « Le souk incarne une dimension mercantile qui est commune partout dans le monde, c’est l’amalgame de tout, il s’oppose à l’individualité. L’un des grands problèmes contemporains est que l’on a tendance à effacer la singularité de l’être pour une vague idée de communauté, qui ne repose sur rien », constate celui qui utilise le blanc de la page pour marquer le rythme de ses versets, et le silence qui les ponctue.

Au-delà d’une sémiotique métrique, les espaces blancs disent le mystère. « Le blanc est une parole cachée. Il faut le lire, et écouter le chant de la poésie, qui ressemble à celui que l’on trouve dans la nature, celui du vent, de l’eau ou de la lumière. Et la poésie, comme l’amour, appartient au corps. La musique essentielle en poésie est celle qui est entre le mot et le mot, entre les lettres et les lettres. Pour moi, la musicalité de la poésie ne vient pas de l’extérieur, elle est innée, et jaillit spontanément de l’architecture des phonèmes et des phrases. En ce sens, je suis très loin de la métrique classique », explique l’artiste, qui envisage le texte poétique comme un espace de rencontre. Et c’est au cœur de son recueil qu’il se souvient de la souffrance du peuple arménien, auquel il dédie une ode lyrique et symbolique, adressée au mont Ararat.

« Dis à tes jarres, ô neiges d’Arârat, de verser leur vin aux gardiens des étoiles et des mythes

je sais : un jour exploseront les orifices de tes profondeurs

pour que les voies lactées et les jardins fraternisent avec ta neige.

Ceux qui furent massacrés derrière toi, autour de toi, en toi et pour toi,

sont maintenant des nuages chargés de pluie

sont maintenant une pluie dans laquelle se drape la terre. »

La dernière partie d’Adoniada s’intitule Fin/Commencement. Elle suggère une approche cyclique du temps. « Le temps est mythique, circulaire et vertical en même temps ; seul le temps des choses est linéaire. La verticalité du temps est liée au fait que l’être humain ne vient pas du passé mais de l’avenir, et son identité est toujours à recréer. Une identité créatrice n’est jamais héritée. Ainsi, le Liban est un projet ouvert, et c’est ce qui fait sa singularité, mais malheureusement, au lieu de créer un pays unique, incomparable dans le monde entier, on fait le contraire. Avec toutes ses communautés, le pays est ouvert à l’absolu, mais on en fait une fermeture : on n’est pas à la hauteur de nos possibilités. »

Lire aussi

Célébration planétaire du poète Adonis, nonagénaire inspiré et admiré

Dans les dernières strophes d’Adoniada, la parole se resserre et elle est plus ramassée, comme pour anticiper un espace de silence. « C’est aussi pour respirer un peu, après un voyage multiple. Mais l’horizon humain est celui de l’impossible, de l’inconnu, c’est notre guerre réelle, et il faut créer à l’infini pour dépasser la réalité, et nous dépasser nous-mêmes », martèle le poète, qui est actuellement en train de terminer son autobiographie, tout en accompagnant la parution attendue d’un recueil qui explore la puissance du verbe, et les profondeurs de l’être et du cosmos.

« L’écriture est une danse – l’écriture est la danse de la nature : la parole ne danse pas mais la terre danse en elle, ses orbites et ses saisons et la folie – semence de la vérité, la sagesse qui s’élève des instincts naturels, mais comment puis-je laver mon prochain alors que mon tout est un naufrage dans le mirage des cieux, dans la boue des ténèbres ? »

D’aucuns seront surpris que les amples séquences poétiques de versets rédigées en arabe qui constituent Adoniada, le nouveau recueil d’Adonis publié au Seuil en mars dernier, soient publiées en français, avant de l’être dans leur texte original. Néanmoins, le lyrisme inspiré qui traverse les textes du poète demeure intact. « Mon écriture tend à toujours créer des...

commentaires (0)

Commentaires (0)

Retour en haut