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Agenda

Un génocide, cela ne finit jamais

Les peuples heureux n’ont pas d’histoire parce qu’ils auraient un présent sans futur ni passé.

Mais on connaît des peuples et des communautés qui se réclament d’une très longue histoire. Devrait-on poser comme hypothèse que ces vieux peuples chargés d’histoire sont condamnés par leur vieillesse même ? La mémoire longue est-elle la preuve et la compagne du malheur ou d’un cauchemar infini ?

On se représente toujours un cauchemar comme une chose obscure ; le nôtre était lumineux, découpé au scalpel par un soleil impitoyable.

Le mois d’avril est ponctué de commémorations de génocides, le 7 pour le Rwanda, le 8 avril pour la Shoah, le 17 pour le Cambodge, le 24 pour les Arméniens.

Avril 1909 à Adana, dans le sud de la Turquie. Une chaleur moite écrase l’ancien royaume arménien, la plaine fertile et ses champs de coton, la ville encore paisible où une sourde tension, pourtant, s’installe peu à peu. Juste ce silence. Épais, lourd.

Trébizonde, sur les rivages de la mer Noire, était un carrefour des grands vents de l’histoire. Une épine enfouie dans la chair du Turc qui a juré notre anéantissement.

Elle fut aussi un lieu d’horreur, où la haine et la cruauté des hommes ont fait couler le sang.

Aintab, qui fut l’une des villes les plus florissantes, et où la barbarie turque a réduit en cendres la communauté arménienne, chargée d’une histoire longue et glorieuse.

La déportation est massive. Des colonnes d’êtres humains marchent, encadrées par des soldats, sous un soleil de plomb. Certaines colonnes sont arrêtées, à quelque distance de la ville, et fusillées. D’autres sont abandonnées, sans nourriture, sans eau.

Par ailleurs, d’autres colonnes, presque tous des hommes, avancent d’un pas égal sur une chaussée délabrée qui monte. Il est drôle, ce dandinement de tous ces Arméniens soucieux : corps un peu fléchis en avant et se déhanchant à chaque pas. Droite, gauche. Droite, gauche. Tels de longs balanciers. Un morceau intitulé « Tango de mort ».

Il y a des cadavres brûlés, des corps jetés dans les fleuves.

Parfois, un coup de feu claque. D’autres fois, juste un coup de baïonnette, pour économiser une balle. Les Arméniens marchent vers la mort.

On voulait savoir combien d’Arméniens on pouvait tuer avec une seule balle.

La réponse ? Si tu les déshabilles et que tu les alignes les uns derrière les autres, tu peux en tuer dix. Mais il faut un bon fusil.

L’entreprise d’extermination totale passe par la déshumanisation des victimes : faites-en des animaux hagards, nus, honteux, prêts à tout pour survivre ; ils oublieront qu’ils ont été des hommes et des femmes.

Une fois qu’ils auront déserté l’espèce humaine, il n’y aura plus d’obstacle moral à les tuer tous.

« Temporairement », a dit l’officier turc.

Les maisons sont quittées temporairement. Les enfants sont noyés temporairement. Les morts ne sont morts que temporairement.

Le grand mensonge commence.

Un double traumatisme : le génocide de 1915, qui a fait un million et demi de victimes, et la perte d’une grande partie du territoire historique, transférée à la Turquie après la Première Guerre mondiale, par les traités d’Alexandropol et de Kars. Le 5 juin 1921, le bureau caucasien du Comité central du Parti bolchevik, alors présidé par Staline, a en outre attribué le Haut-Karabakh à l’Azerbaïdjan.

Les derniers espoirs des Arméniens de recouvrer une partie de leurs terres, y compris le mythique mont Ararat et l’ancienne capitale arménienne d’Ani, se sont définitivement évanouis.

Dieu. Rien à faire.

Comment pourrais-je un seul instant songer à un dieu, chemin et pont conduisant vers l’homme ?

C’est comme une forme d’athéisme religieux, à savoir une figure paradoxale de l’esprit qui semble chercher avec l’énergie du désespoir le point de convergence messianique entre le sacré et le profane. Motivée par une expérience vécue qui contredit radicalement toute idée d’une justice et d’un salut assurés par un dénouement divin de l’histoire. Après ce génocide, on ne peut plus croire en Dieu, sinon sous la forme d’un Dieu ennemi des hommes, exigeant d’eux un holocauste.

Les corps enchevêtrés des victimes sur les routes suggèrent l’image d’une transsubstantiation de l’humanité en Dieu, comme si le corps de chacun d’eux était le corps du Seigneur, qui pourrait apparaître comme le responsable ultime de leur sacrifice.

« Nous sommes allés à l’abreuvoir, Seigneur. C’était du sang, c’était ce que tu as versé, Seigneur. »

Un génocide, cela ne finit jamais. S’il ne finit jamais, notre travail de mémoire non plus.

Quand le génocide est évoqué, on pense à l’extermination du peuple juif par les nazis. Plus proche de notre époque, on évoque le génocide rwandais.

L’un comme l’autre, même s’ils connaissent leurs négationnistes, cela reste des comportements isolés et condamnables. Le génocide arménien de 1915, quant à lui, fait l’objet d’un négationnisme d’État et qui dans le concert des nations peine à faire reconnaître sa réalité.

L’éloignement dans le temps n’est pas la cause de ce manque de reconnaissance. La cause est à rechercher dans le traité de Lausanne de 1923. Cet accord, qui met un terme à la Première Guerre mondiale dans cette région du monde sous la coupe de l’Empire ottoman, comporte entre autres clauses l’amnistie des crimes commis par les Turcs entre 1915 et 1922. Il ôte de facto aux Arméniens la possibilité d’engager des procès en reconnaissance du massacre de leur population, permettant à leurs bourreaux de travestir la destruction organisée d’un peuple en victimes collatérales d’une guerre civile.

Aujourd’hui, en l’an 106 du génocide, de quoi héritons-nous ? D’un visage ? D’une mémoire ?

Que faire face à la carapace du silence et d’une mémoire trop vive, trop présente ?

Une mémoire prend place quand elle s’inscrit en parole d’espoir. Chaque mouvement, chaque parfum, chaque rue, chaque enfant, chaque rire, chaque frémissement, chaque commencement est un lieu de mémoire. La survivance des Arméniens, la vie.

C’est à cela que naissent les mémoires.

Adulte, aux questions « mais c’est où l’Arménie ? » combien de fois je me suis retrouvée à me lancer dans de longues explications sur mon pays, sur son histoire, sur le génocide.

Quand je tente d’expliquer que les Turcs empêchent toute tentative d’écriture de l’histoire, qu’ils sont puissants et qu’ils ont les moyens de faire pression sur des États, on me soupçonne d’être en crise de paranoïa aiguë.

Les Turcs, puissants ? Les gens ne connaissent pas plus la Turquie que l’Arménie, ou plutôt autant la Marche turque ou Alla Turca de Mozart que le papier d’Arménie dans les drogueries.

Une fenêtre s’est ouverte. Je pense à l’artiste Christian Boltanski qui avait eu idée pour un projet de mémorial à Berlin de faire nommer sans relâche le nom de toutes les victimes de la Shoah par des gens qui, à tour de rôle, se succéderaient jusqu’à ce qu’un jour il n’y ait plus personne pour « le » dire, ce qui aurait été une manière de considérer que le travail de deuil aurait été fait…

Je suis, avec la parole, comme la petite fille aux allumettes dans le conte d’Andersen. Je propose mes mots mais je ne peux les échanger contre rien. Alors je les entasse sur le bûcher de la commémoration.

Et j’enflamme un mot après l’autre dans la nuit froide du 24 avril. Je regarde les mots flamber une seconde puis s’éteindre.

La vie, disent les Japonais, est un fil de soie tendu depuis un arc, relié à une flèche qui file vers l’infini du ciel. Ce fil ne doit jamais rompre, c’est tout l’enjeu. La tension entre le haut et le bas doit être suffisante pour garder la soie bien droite, mais assez délicate pour ne briser aucun filament. Je ne peux mentir, je porte cette armure, ce fil.

Mais il m’appartient aussi d’écrire l’aube du jour prochain. Demain... Qu’il est beau ce mot quand il nous est plus que jamais donné de le prononcer !

Une annonce historique à venir ? Demain ?

Le président américain Joe Biden va officiellement reconnaître le génocide arménien cette semaine, au risque d’une détérioration des relations avec la Turquie, ont affirmé mercredi 22 avril le New York Times et le Wall Street Journal.

Le démocrate devrait faire cette annonce le 24 avril, date qui marque le début des massacres d’Arméniens par l’Empire ottoman en 1915, pendant la Première Guerre mondiale, indiquent les deux journaux. Si cela se confirme, il sera le premier président américain à le faire.

Écrivaine

Les peuples heureux n’ont pas d’histoire parce qu’ils auraient un présent sans futur ni passé.
Mais on connaît des peuples et des communautés qui se réclament d’une très longue histoire. Devrait-on poser comme hypothèse que ces vieux peuples chargés d’histoire sont condamnés par leur vieillesse même ? La mémoire longue est-elle la preuve et la compagne du malheur ou d’un...