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Nos Lecteurs ont la Parole

Récit de guerre

Pendant la guerre on habitait dans un immeuble à Jounieh. Au premier étage. On n’avait pas d’abris souterrain. Tous mes souvenirs sont dans cette petite toilette pour les invités. Durant la guerre on y a invité les familles de notre immeuble pour s’y entasser. Elle était cernée de murs porteurs. Ses murs, ces héros, étaient supposés nous sauver la vie – on nous a dit. Moi je la trouvais jolie. Elle était rose. Je pensais que parce qu’elle était pour les invités on y restait tous là. On ne pouvait quand même pas dormir mes sœurs et moi avec Joseph et Jean-Claude dans ma chambre à coucher. Ça ne se fait pas. Donc on dormait des nuits deux, trois familles par terre. Dans cette toilette rose. Dehors il y avait des batailles de terre, moi je découvrais les batailles navales. Et mes premiers sentiments amoureux. Ma mère mettait l’ambiance. Elle changeait Fayrouz à chaque fois qu’on le lui permettait et nous faisait danser aux rythmes de Sabah. Avec en background mon père et le voisin qui spéculaient : départ/arrivée pendant que la chanteuse hurlait à la radio min Saïda la Jounieh. Moi, je ne savais pas où était Saïda. Ma mère était la seule qui ne dormait pas dans cette toilette. Elle clamait vouloir mourir dans son lit au cas où. Moi je ne comprenais pas sa logique. À 10 ans on est tous immortels. Sa maman. Son papa. Ses sœurs. Et les voisins aussi. Même si l’immeuble prend deux obus au 5e étage pendant que nous, nous sommes entassés au 1er. Même si on ne peut pas fuir vers notre maison à Ajaltoun parce que la milice l’occupe, que leurs canons remplacent les arbres fruitiers et que les mines encerclent le quartier. À 10 ans on n’a pas peur. On ne meurt pas. Puis on grandit. Et on réalise que en fait beaucoup sont morts. Que beaucoup avaient même moins que 10 ans. On ne sait pas pourquoi on déteste les feux d’artifice et le son qu’ils produisent. Puis on comprend. Surtout on comprend aussi que dormir avec Joseph et Jean-Claude dans une toilette n’est pas normal. Même si elle est conçue pour les invités. Aujourd’hui, je ne comprends toujours pas comment on ne cesse de voter encore et toujours pour ceux qui nous ont logés dans des toilettes. Et pas que à Jounieh. Pas que dans le Kesrouan. Mais sur tout le territoire. Un soir, en Hollande, un ami me dit je ne peux imaginer ce que c’est que de vivre une guerre. Je m’estime chanceux d’être né dans cette partie du monde. Il a raison, il est chanceux, mais je lui dis aussi que pour rien au monde je ne changerais mon enfance et je m’estime chanceuse d’avoir survécu. Oui j’ai passé le clair de mon enfance dans une toilette. Mais elle était rose. Aujourd’hui, j’ai 42 ans. Cette guerre ne finit pas de finir. De nous finir. Aujourd’hui, on vit toujours dans une toilette. Un peu plus grande. Seulement aujourd’hui, je me sens moi-même une invitée. Des fois de trop. Et cette toilette, aujourd’hui, elle n’est même plus rose. Aujourd’hui, j’ai compris qu’on n’est pas immortel. On est même très facile à éliminer. Et tant qu’on ne juge pas les responsables de la guerre. Tous. C’est eux qu’on rend immortel. Tant que la réconciliation, la vraie, n’est pas faite. On continuera, nous tous, à vivre dans cette grande toilette. Répugnante.

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « courrier » n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de L’Orient-Le Jour. Merci de limiter vos textes à un millier de mots ou environ 6 000 caractères, espace compris.

Pendant la guerre on habitait dans un immeuble à Jounieh. Au premier étage. On n’avait pas d’abris souterrain. Tous mes souvenirs sont dans cette petite toilette pour les invités. Durant la guerre on y a invité les familles de notre immeuble pour s’y entasser. Elle était cernée de murs porteurs. Ses murs, ces héros, étaient supposés nous sauver la vie – on nous a dit. Moi je la...

commentaires (3)

Très beau texte. J'aurais seulement rappelé à l'ami hollandais l'histoire d'une de ses compatriotes, Anne Franck qui elle aussi était entassée avec sa famille dans un petit réduit pour échapper à l'horreur. Hélas, l'horreur est toujours recommencée et souvent facilitée par la complaisance ou la lâcheté de certains. Oui, les responsables de la guerre au Liban auraient dû être jugés et punis en conséquence....

Marie-Therese BALLIN

09 h 27, le 25 avril 2021

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Commentaires (3)

  • Très beau texte. J'aurais seulement rappelé à l'ami hollandais l'histoire d'une de ses compatriotes, Anne Franck qui elle aussi était entassée avec sa famille dans un petit réduit pour échapper à l'horreur. Hélas, l'horreur est toujours recommencée et souvent facilitée par la complaisance ou la lâcheté de certains. Oui, les responsables de la guerre au Liban auraient dû être jugés et punis en conséquence....

    Marie-Therese BALLIN

    09 h 27, le 25 avril 2021

  • beau texte plein de sensibilité et decrit tellement bien la réalité . Très touchant merci!

    Le Point du Jour.

    20 h 11, le 24 avril 2021

  • Bravo Reina, tu as tout dit.

    Michael Kortbawi

    16 h 26, le 23 avril 2021

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