Un calme trompeur est revenu sur le terrain après un week-end tumultueux marqué par une double perquisition, digne d’un western bas de gamme américain, menée par la procureure du Mont-Liban, Ghada Aoun, dans les locaux de la société de change Mecattaf à Awkar, dans le Metn, dans le cadre d’une enquête sur des transferts de fonds à l’étranger, dont elle avait été pourtant dessaisie.
La magistrature n’est pas sortie indemne de ce triste épisode, sous-tendu de tiraillements politiques, et qui fait surtout ressortir l’urgence d’une réforme de ce secteur, pilier de tout projet de redressement d’un État dont la décrépitude se confirme de jour en jour.
Dans les rangs des juges, on s’abstenait de commenter les frasques de la procureure du Mont-Liban qui, non contente de transgresser les ordres de son supérieur hiérarchique, le procureur près la Cour de cassation, Ghassan Oueidate, en refusant de confier le dossier dont elle avait été dessaisie au juge Samer Lichaa, a multiplié les précédents au cours du week-end : elle a ordonné à ses gardes du corps d’enfoncer la porte de la société de change et elle s’est mise à haranguer des partisans du CPL venus la soutenir. En ce faisant, non seulement elle a apporté de l’eau au moulin de ses détracteurs qui lui reprochent une justice sélective, en fonction de ses sympathies politiques, mais elle a surtout porté un coup à une magistrature souvent pointée du doigt à cause du clientélisme qui préside à certaines nominations.
En sortant samedi du siège de l’entreprise après y avoir passé près de trois heures en compagnie d’experts financiers, la procureure Aoun a affirmé à l’aide d’un haut-parleur à ses partisans rassemblés sur place avoir obtenu les données qu’elle avait exigées, assurant que « le travail des experts reprendra dès demain », soit mardi.
Il n’a pas été possible cependant de savoir si ce travail se poursuivra sous la direction de M. Lichaa ou de Mme Aoun, aucune source judiciaire qui serait au fait de la suite de cette affaire n’ayant donné des précisions à ce sujet suite aux sollicitations de L’Orient-Le Jour.
Réunion du CSM
On sait que Samer Lichaa entendait se rendre samedi à 16h au siège de l’entreprise pour une séance d’audit financier, mais il s’était ravisé en apprenant que Ghada Aoun l’y avait devancé. Une source judiciaire affirme en outre que le président de l’Inspection judiciaire, Bourkan Saad, était entré en contact avec Mme Aoun alors qu’elle se trouvait samedi dans les locaux de la société. Selon cette source, il lui aurait vivement reproché son attitude.
Le CSM, dont la réunion périodique était prévue demain, mardi, devrait vraisemblablement l’avancer à aujourd’hui et y convoquer Ghada Aoun. Trois de ses membres, MM. Saad et Oueidate, ainsi que son président, Souheil Abboud, ont tenu samedi une réunion avec la ministre de la Justice, Marie-Claude Najm, à l’initiative de cette dernière qui s’inquiétait de « la scission » au sein du corps judiciaire.
Les discussions ont duré plus de deux heures, au terme desquelles Mme Najm a exprimé son indignation face à ce qu’elle a décrit comme « une désagrégation de la justice » et une « situation honteuse ». Elle a martelé qu’elle ne sera pas « un faux témoin » avant d’appeler l’Inspection judiciaire à « intervenir immédiatement et (à) se saisir de tout le dossier » opposant M. Oueidate à Mme Aoun. Mais Mme Najm a pris soin de ne pas s’aligner aux côtés de l’un ou l’autre des protagonistes. « Il n’est pas de ma compétence de critiquer et condamner l’un ni de justifier et prendre position en faveur de l’autre », a-t-elle déclaré, affirmant qu’elle ne jugera pas « si tel magistrat a pris des mesures légales ou si tel autre a commis une erreur ».
Jointe par L’OLJ, elle affirme que « c’est à l’Inspection judiciaire, organe de supervision, d’entamer tout processus de contrôle et d’enquête, et de déférer au conseil disciplinaire les magistrats qui auraient fauté », souligne-t-elle. « Je ne peux prendre aucune mesure contre Ghada Aoun, jugée par certains comme ayant enfreint les décisions de M. Oueidate, tout comme je ne peux pas le faire contre ce dernier, à qui d’autres reprochent d’avoir pris des décisions illégales », clame la ministre de la Justice, insistant sur son attachement au principe de la séparation des pouvoirs. On apprenait en soirée que MM. Abboud et Oueidate comptent boycotter aujourd’hui une réunion avec Mme Najm à cause de ses déclarations de samedi, ce qui en dit long sur l’état actuel des rapports entre les chefs de la justice et le pouvoir politique. À caractère sécuritaire, la réunion dont la date avait été fixée il y a une semaine devait regrouper également des responsables de la police judiciaire et les bâtonniers de Beyrouth et de Tripoli.M. Khalaf a appelé le CSM et l’Inspection judiciaire à « remplir leurs fonctions ». « Il est temps que la caste judiciaire, politique et sécuritaire s’écarte de la justice intègre », a-t-il martelé dans un communiqué.
La guerre des prérogatives judiciaires semble clairement sous-tendue de tiraillements politiques entre le camp aouniste auquel appartient Mme Aoun et le camp haririen dont est proche M. Oueidate. Le premier se targue de lutter contre la corruption, alors qu’il lui est reproché de cibler exclusivement les rangs de ses adversaires politiques et d’encourager ainsi une justice sélective et arbitraire.
L’affaire de la société Mecattaf n’est qu’une parmi d’autres dans le cadre desquelles les personnalités poursuivies par Ghada Aoun sont affiliées à des partis politiques hostiles au CPL. On cite dans ce cadre notamment l’affaire du fuel frelaté qui avait donné lieu, l’an dernier, à un bras de fer entre les Marada et le CPL après les poursuites engagées contre le directeur des installations pétrolières du ministère de l’Énergie et de l’Eau, Sarkis Hlaiss, proche du parti de Sleimane Frangié. Ce dernier avait dénoncé à l’époque une politique vindicative et mis en cause l’indépendance du système judiciaire. Sur les réseaux sociaux samedi, des détracteurs de Mme Aoun se sont déchaînés contre elle. D’aucuns s’interrogeaient notamment sur le point de savoir pourquoi elle s’acharne contre la société Mecattaf, « des pourvoyeurs de fonds qui opèrent depuis de nombreuses années au Liban, alors qu’elle laisse tranquille le Hezbollah qui gère une société de finances qui n’est même pas en règle », en allusion au Qard el-Hassan (Le prêt bonifié).
Un « scandale »
À deux reprises, vendredi et samedi, Ghada Aoun a perquisitionné les locaux de la société Mecattaf dans le cadre d’investigations basées sur une plainte pour blanchiment d’argent et de transfert de devises déposée par le groupe d’avocats Mouttahidoun contre le gouverneur de la Banque du Liban, Riad Salamé, et le PDG de la banque SGBL, Antoun Sehnaoui. Mme Aoun a fait son coup d’éclat devant les médias, tonnant que M. Lichaa relève de sa juridiction et qu’il lui appartient à elle de lui confier des tâches. Escortée vendredi par des agents de la Sûreté de l’État qui ont forcé avec violence la porte de l’établissement financier où elle a passé près de 5 heures, elle était soutenue par des membres de Mouttahidoun et une foule de partisans du CPL. Les policiers devaient se retirer sur ordre de Ghassan Oueidate. Revenant sur les lieux samedi à 15h, la procureure s’y est introduite de façon aussi sensationnelle, avec cette fois l’aide de serruriers. Elle en est sortie trois heures plus tard sous les applaudissements de ses sympathisants.
« C’est un scandale », s’exclame via L’Orient-Le Jour Alexandre Najjar, écrivain et avocat de la société Mecattaf, présent lors des deux descentes. « Mme Aoun a ordonné à ses gardes du corps de forcer la porte d’entrée de l’établissement, alors qu’ils sont désormais affectés à sa seule sécurité et ne l’accompagnent plus en tant que police judiciaire », note-t-il. « La société Mecattaf n’a rien à se reprocher et n’est auditionnée que comme témoin », poursuit-il, accusant Mme Aoun de « vouloir en faire un bouc émissaire ». Et d’ajouter : « Nous sommes les premiers à réclamer la lutte contre la corruption, mais dans le respect des lois et de la hiérarchie judiciaire et loin de tout folklore et de toute arrière-pensée politique. » « Face aux multiples plaintes déposées contre elle devant l’Inspection judiciaire, le CSM avait lui-même demandé à M. Oueidate de prendre les mesures nécessaires », ajoute-t-il.
« Outre sa transgression de la réorganisation des tâches, Mme Aoun fait l’objet d’une demande de récusation présentée le mois dernier par le PDG de la banque SGBL, Antoun Sehnaoui », affirme l’avocat. « Elle n’a donc pas le droit de continuer à enquêter sur l’affaire », tranche-t-il, soulignant que la procureure avait délégué à plusieurs reprises des experts pour vérifier les audits comptables de la société, mais qu’il s’y était opposé dans des procès-verbaux, en raison de la demande de dessaisissement.
On rappelle que M. Sehnaoui avait soumis sa requête le 23 mars à la cour d’appel du Mont-Liban après que Mme Aoun eut émis le 19 mars un mandat de recherche à son encontre parce qu’il n’avait pas comparu la veille à une audience à laquelle elle l’avait convoqué en tant que témoin. « En tout état de cause, Mme Aoun n’aurait pas dû se saisir de l’action contre MM. Salamé et Sehnaoui : l’affaire étant examinée par le parquet financier, elle ne peut l’être aussi par une autre instance », soutient Me Najjar.
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23 h 37, le 19 avril 2021