Rechercher
Rechercher

Nos Lecteurs ont la Parole

Les Libanais à la croisée des chemins

Depuis des décennies, nous dansons sur un volcan, et nous marchons sur un funambule. Sourds aux tumultueuses crises qui se déchaînent sur le Liban, ou plutôt ignorant le coup de feu à blanc que nous lance notre pays, nous avons vécu des jours sereins et en nous faisant à l’idée que tout pouvait s’écrouler à tout moment. Nos vies ? Elles sont soumises à un jeu de roulette russe mi-symbolique, mi-réel.

Pire que la peur de l’inconnu, nous nous sommes accoutumés à la présence sur notre terre de bombes atomiques éparses susceptibles d’exploser, n’importe quand.

Aguerris par les coups qu’on a reçus, immunisés contre les iniquités criantes qui lacèrent notre dignité, nous sommes devenus presque insensibles aux injustices que nous subissons chaque jour. Et nous sommes encore debout. Jusqu’à quand ? Personne ne le sait. Mais la résilience de chacun expire bientôt et touche à sa fin. Preuve en est la vague de migration qui déferle sur le pays, et qui arrache dans la foulée les Libanais aux bras de leurs parents, les déracine de leur terre, les dépayse de leurs origines. Accablés de malheurs et criblés de désespoir, ils croulent sous le poids des problèmes sans solution qui enlisent le pays et l’endiguent dans un gouffre sans fond.

Ce train de vie épuisant porte comme corollaire le besoin furieux de s’insurger contre les coupables et l’envie douloureuse d’aller revendiquer ses droits dans un autre pays. La plupart des citoyens tournent alors leur dos au Liban pour s’envoler définitivement vers d’autres horizons, et cela donne lieu à un paysage poignant… Des cœurs déchirés lors de la dernière étreinte, comme s’ils ne l’étaient pas assez après l’explosion du port, des plaies ravivées à la pensée d’un départ sans retour, des larmes silencieuses au terminal de l’aéroport, qui coulent sur les 40 820 blessures laissées sur les corps des Libanais… L’ampleur de la souffrance est indescriptible. Le Liban s’est bâti sur un rêve, celui de l’union du peuple malgré la mosaïque éclectique que forment ses habitants, avec leurs différences et leurs divergences. Il a été décidé de relever le défi de la coexistence. Aujourd’hui, il n’y a aucun doute que le socle imaginaire s’est effondré. En mille morceaux, ce soi-disant rêve déchu a écartelé les 10 452 km2, créant des clans rivaux qui ont vulgairement dénigré le patriotisme alors qu’ils plaident sans cesse leur cause : la défense de la patrie. La situation lamentable dans laquelle nous nous trouvons est la résultante de leur incurie, leur incompétence et leurs crimes qui animent le devant de la scène libanaise depuis des années. Si nous sommes en retard d’un siècle et si ceux qui nous enviaient auparavant se targuent à présent de leurs exploits, on ne peut que les blâmer. Oui, c’est à cause d’eux que nous devons nous séparer des personnes qui comptent le plus pour nous. S’appuyant sur la loi de la jungle, à leur image d’ailleurs, les politiciens tiennent les rênes de l’État et restent sur leurs trônes, tandis que nous, misérables proies de leur vanité dévorante, nous sommes contraints de quitter. C’est presque comme s’ils nous chassaient de notre propre demeure.

Ici, les chances de travail se raréfient et la lueur d’espoir en un lendemain plus sûr s’amenuise. Face à l’antipode de l’eldorado, les jeunes se trouvent face à un dilemme presque cornélien : rester ou s’en aller. La première option signifierait risquer sa vie et son futur, l’autre serait synonyme d’adieu. S’ils avancent, le Liban leur manquera pour toujours, s’ils reculent, ils le regretteront à jamais. Convaincus qu’une vie amère à l’étranger vaudrait mieux que la mort lente ici, de plus en plus de jeunes s’orientent vers l’émigration. Le phénomène qui se produit sous nos yeux est la menace la plus dangereuse à l’avenir de notre nation. Outre le fait que le pays perd un potentiel futur brillant dû à l’exode des cerveaux, c’est aussi une partie de son identité qui s’efface. Rares sont les émigrés qui gardent gravé en leur cœur le cèdre du Liban. Pour la plupart d’entre eux, leur terre d’origine reste comme un souvenir lointain, et le besoin ou même le devoir d’y retourner se lamine jusqu’à disparaître au fil des jours. Oui, tel un leitmotiv qui scande notre quotidien, les autres ne cessent de répéter qu’ils reviendront pour rebâtir leur pays, mais malheureusement y croire serait un leurre. Là-bas, la vie est sans doute meilleure. Loin du népotisme, de la soif d’argent, des guerres perpétrées par des dirigeants qui y voient une manne financière, loin de la citoyenneté prisonnière de l’identité confessionnelle, et des tribus recroquevillées dans le périmètre de leurs croyances, fermées à la fraternité et à l’union, la vie ailleurs semble bien plus attrayante. Toutefois, n’oublions pas que dans la pénombre de ce mouvement, au milieu de ce ballet interminable de va-et-vient, entre ceux qui s’en vont et ceux qui gouvernent, il y a une minorité qui a choisi une autre voie. Il y a ceux qui restent, ceux qui résistent, ceux qui s’agrippent à la moindre espérance en un futur moins sombre. Il y a ceux qui regardent impuissants les autres s’envoler et qui pleurent en silence leur départ, ceux qui refoulent leur envie criante de les suivre par un désir brûlant de ne pas abandonner le Liban. Et il y a ceux qui refusent de ternir l’éclat de ce bout de terre qu’ils chérissent, ceux qui tiennent à sauvegarder son patrimoine et sa richesse, ceux qui ne veulent pas que leur absence flétrisse la vivacité du drapeau libanais, ceux qui se posent des questions, doutent, puis se résolvent à rester, quel que soit le prix. Et ces Libanais-là, ils taisent leur souffrance. Délaissés, pris en tenaille entre la pauvreté et le manque, le seul fait de vivre devient pour eux un combat ardu. Comme le disait Lamartine : « Un seul être vous manque et tout est dépeuplé. » Comment trouver la force de se relever, sachant que les innocents partent et les coupables demeurent, alors qu’ils devraient être exilés depuis longtemps ? Comment se remettre sur pied et continuer la bataille contre la corruption, pourtant sans armes et sans guerriers à nos côtés ? Comment se faire à l’idée qu’un fossé immense nous éloigne de ceux qui sont partis, des centaines de milliers de kilomètres nous écartent de ceux qui comptent le plus pour nous ? Ces questions sans réponses taraudent à longueur de journée l’esprit de ces Libanais pris en otage. Mais ce tourment ne suffit pas pour tarir la flamme d’espoir qui brûle toujours en eux, aussi faible soit-elle.Il est vrai que la douleur de la séparation est pénible pour nous, Libanais, mais je pense qu’elle est d’autant plus vive pour Beyrouth, qui voit ses enfants la laisser seule, livrée aux hordes de hyènes qui la dirigent et qui ne veulent que spolier ses richesses. Malgré tout ceci, je pense que les miracles existent. Le Liban n’a fait qu’osciller entre drames et renaissances pour des années, et lorsqu’on atteint le fond, on ne peut que remonter. La route est longue et entravée d’obstacles, mais je suis sûre que Beyrouth incarnera l’apothéose du mythe du phénix.

En attendant, s’il faudra prendre le large, on le fera, en promettant de rester fidèles à notre pays, qui a cruellement besoin de nous, et de définir, où que nous soyons, les contours d’une patrie plus solide qui puisse résister à la corruption. Au milieu d’un océan de grisailles, il y a sûrement un îlot d’espoir.

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « courrier » n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de L’Orient-Le Jour. Merci de limiter vos textes à un millier de mots ou environ 6 000 caractères, espace compris.

Depuis des décennies, nous dansons sur un volcan, et nous marchons sur un funambule. Sourds aux tumultueuses crises qui se déchaînent sur le Liban, ou plutôt ignorant le coup de feu à blanc que nous lance notre pays, nous avons vécu des jours sereins et en nous faisant à l’idée que tout pouvait s’écrouler à tout moment. Nos vies ? Elles sont soumises à un jeu de roulette russe...

commentaires (0)

Commentaires (0)

Retour en haut