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Esthétique du déséquilibre et du redressement

L’œuvre de Baudelaire s’insère dans le mouvement de transformation radicale de tous les modes d’expression artistiques entamé à l’époque romantique. Le travail de l’auteur des Fleurs du Mal est une contribution essentielle aux grands bouleversements destinés à rendre la littérature, et plus spécifiquement la poésie, apte à exprimer les réalités contemporaines et la relation de l’homme au monde qui l’entoure. 

Esthétique du déséquilibre et du redressement

D.R.

Au sein de cette décisive révolution que représentait le Romantisme, annonciatrice des modernités littéraires à venir, Baudelaire reste en apparence d’une grande fidélité aux formes régulières de la poésie française, notamment les plus accomplies et les plus pures d’entre elles, à savoir l’alexandrin et le sonnet. Ces formes accomplies et sacralisées, le poète va néanmoins les soumettre à une pression extrême, comme pour montrer leur solidité et leur résistance. En en tirant des effets spectaculaires, il montrera surtout leur capacité à supporter le poids d’une subjectivité tourmentée et d’un monde moderne que le poète haïssait autant qu’il en était fasciné. Il donnera du même coup à la poésie régulière française son ultime et plus grand flamboiement tout en préfigurant, à chaque moment de son travail, la sortie de ce mode d’expression poétique.

C’est sur le rythme et la musicalité que le vers français atteint sans doute avec Baudelaire le paroxysme de son incroyable souplesse. Baudelaire en joue avec génie, sans jamais le voir se briser entre ses doigts, même si le poète ouvre ce faisant la voie à Hugo ou à Rimbaud pour achever l’œuvre décisive de déstructuration puis la ruine de la versification classique. Les exemples de cette souplesse se manifestent dans les ruptures et les changements de rythme, dont le modèle parfait se trouve dans les célèbres premiers vers de « À une passante ». Pour exprimer l’opposition entre l’horreur d’un monde bruyant et agressif et l’apparition d’une femme presque angélique, Baudelaire enchaîne brutalement un vers long qui claque comme un fouet et un autre subitement plus lent, plus rythmé, découpé en plusieurs segments. Cette ductilité, mettant à chaque instant en péril le vers et sa composition, est aussi manifeste dans les étirements et l’élasticité qui, par un jeu habile de rejet, créent une impression d’allongement à l’excès de l’alexandrin sans que ce dernier ne cesse pourtant de demeurer tel qu’en lui-même, comme c’est le cas dans le fameux « Spleen », celui du ciel qui pèse comme un couvercle.

Fidèle au défi que les Romantiques lancent à la rythmique classique illustrée par la césure à l’hémistiche (que Musset autant que Hugo vont également malmener), Baudelaire fait aussi souvent passer la cassure rythmique du vers en des points inattendus. Cela créé dans le poème des déséquilibres puis des redressements stupéfiants, donnant un sentiment de va-et-vient entre désir d’en finir avec le vers et volonté de le récupérer. Ce va-et-vient est évidemment au cœur même de l’esthétique baudelairienne, et correspond sans doute aussi au personnage lui-même, hésitant, face à la vie, entre détestation et adhésion.

Cette rythmique si caractéristique de la poésie baudelairienne, qui mène le vers jusqu’au bord de l’éclatement puis qui le ressaisit, qui appuie et pousse les capacités de l’expression régulière jusqu’à son paroxysme avant de la relâcher, s’accompagne aussi d’un usage puissant de la matière sonore du langage. Le poète manipule la rime avec jubilation, démultiplie les échos intérieurs, les effets de miroirs, les récurrences inattendues des sons, jouant en peintre avec la palette des sons et des syllabes, transformant le poème en un tableau ou la mise en scène du langage atteint sans doute des sommets. C’est en ce sens que, par delà sa position charnière au sein de l’évolution de la poésie au XIXe siècle, Baudelaire demeure aussi le maître revendiqué par les deux courants antagonistes de la poésie moderne et contemporaine, celui des tenants du lyrisme aussi bien que celui des adeptes d’un littéralisme poétique, et continue d’alimenter les débats sur l’essence de l’écriture poétique.


Au sein de cette décisive révolution que représentait le Romantisme, annonciatrice des modernités littéraires à venir, Baudelaire reste en apparence d’une grande fidélité aux formes régulières de la poésie française, notamment les plus accomplies et les plus pures d’entre elles, à savoir l’alexandrin et le sonnet. Ces formes accomplies et sacralisées, le poète va néanmoins...

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