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Lifestyle - Francophonie

Un rêve en héritage

Un rêve en héritage

Des militaires français sur la borne frontière entre la Syrie et le Liban en 1940. Photo Coll. Georges Boustany

Retrouvée dans un vide-grenier de Lyon, la photographie a souffert de la poussière et de l’humidité. Survivante de tant et tant de voyages et de vicissitudes, elle a été prise par de jeunes Français en vadrouille dans notre région du monde, il y a huit décennies. Mais elle a bien plus de choses à nous dire : prêtons donc l’oreille aux murmures d’un passé pas si simple.

Nous sommes sur la crête de l’Anti-Liban, cette chaîne montagneuse qui borde l’est de la Békaa. Si loin de la mer, l’air est sec, le paysage aride semble chauffé à blanc par le soleil d’été. Voici la frontière entre la Syrie et le Liban. Ces quatre amis et leur photographe sont des militaires français en permission. Il reste au mandat sur les deux pays, confié à la France par la Société des nations en 1920, quelques petites années. Un même arbitre pour départager les deux jeunes républiques, cela facilite grandement le travail et explique pourquoi la ligne de séparation en plein milieu de la borne, qu’elle tranche comme un coup de sabre, est à ce point péremptoire. Nos gaillards hilares appartiennent à l’armée de l’Air du Levant, stationnée à l’aéroport de Rayak non loin de là, comme en témoignent les casquettes frappées des insignes ailés. Ils ont tombé l’uniforme pour faire la balade ; sans doute sont-ils sur le chemin de Damas. En route, ils se sont arrêtés à la frontière pour immortaliser cette borne bilingue surréaliste. Enseignée depuis le XVIIIe siècle par les missionnaires, la langue française était, bien avant le mandat, largement utilisée sur les devantures des magasins de Beyrouth : les élites la parlaient couramment. Avec la tutelle, la pratique se généralise : toutes les enseignes commerciales, les réclames et jusqu’aux panneaux indicateurs les plus isolés des deux pays deviennent bilingues, car il faut se faire comprendre par toute une armée d’expatriés, fonctionnaires et militaires, mais aussi de touristes de l’Hexagone. Les Français iront même plus loin, transformant la nouvelle capitale du Grand Liban en un petit Paris : axes rectilignes, rues et quartiers baptisés du nom de leurs villes, de leurs saints, de leurs héros légendaires, de leurs hommes de lettres et de sciences et de leurs généraux victorieux. Du français, ils feront une langue officielle au même titre que l’arabe, comme le disposera la Constitution de la première République libanaise de 1926 dans son article 11 : « L’arabe est la langue nationale officielle dans toutes les administrations de l’État. Le français est également langue officielle (…). »

Violence de la séparation

Personnage principal de cette image, la borne rassemble sur sa surface de béton peint à la chaux toutes les fractures de notre contrée à cette époque. À commencer par cette ligne de partage verticale et sans appel d’où partent deux flèches antinomiques, tout un symbole de la violence de la séparation : voilà les Syriens clairement éloignés vers l’intérieur des terres à la demande des Libanais, dans ce qui ressemble au coup de sifflet de fin de récréation dans une école jésuite. La brutalité de ce divorce unilatéral continue, encore de nos jours, de résonner dans tous les rapports entre les deux pays. Et comme une pierre de Rosette moderne, cette borne comporte deux calligraphies qui se côtoient en se repoussant, à la manière des mêmes pôles de deux aimants. L’arabe, affilé certes, mais d’une souplesse reptilienne, étirable à l’envi, habile dans toutes les circonvolutions et jusqu’aux plus fantaisistes, sera toujours placé au-dessus.

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Que nous enseignent les enseignes ?

À l’opposé, les caractères latins, d’une rigueur opiniâtre et dont la lisibilité ne saurait souffrir aucune foucade, tout au plus quelques empattements sans conséquence, seront posés en dessous, comme le support encadrant le discours ; cela ne transige pas, on dirait une armée à la parade. Là où l’arabe ressemble à des rubans lancés par une gymnaste, le français n’y va pas par quatre chemins, ne tolérant aucun écart et encore moins de coquille. En arabe, on peut toujours masquer son ignorance de l’orthographe en bâclant l’écriture ; en français, aucune chance d’éviter l’humiliation. Et cela se conjugue à tous les temps de l’histoire de ces deux mondes en perpétuel conflit. En perdant la rigueur souvent obtuse héritée du mandat, les Syriens et les Libanais ont gagné en liberté. Ce qu’ils en ont fait, là est tout le problème, et les hurlements de détresse de ce double Titanic en plein naufrage signent l’échec des deux expériences, laissant aux Libanais un rêve inachevé en héritage.

Cicatrice mal refermée

Derrière nos jeunes militaires, un socle de pierre sert de panneau routier, indiquant les villes et les distances. On peut distinguer Damas, Beyrouth, Zahlé, Aley. À droite, les noms en arabe ; à gauche, la transcription française. Là encore, les deux calligraphies auront beau faire mine d’aller l’une vers l’autre ; comme l’huile et l’eau, elles ne feront que cohabiter en s’ignorant superbement. Nullement émus de toutes ces considérations indigènes, les garçons profitent de leurs vingt ans. Le beau gosse à la casquette penchée qui a grimpé sur les épaules de son camarade pour poser ses pieds à cheval entre deux pays ressemble à ces touristes qui jettent un regard amusé sur le délabrement du monde. Il respire l’insouciance, agrippé à une espèce de poteau dont le rôle est peut-être géodésique, comme pour donner une légitimité indiscutable à l’arbitraire de la césure. Plus sérieux, celui tout à droite pose sans aucun humour, le regard tourné vers la Syrie avec une certaine appréhension, comme conscient des conséquences. Par-là viendra un jour, dans le fracas des chenilles, une autre tutelle bien moins accommodante.

Aujourd’hui, on aura beau pérorer que le français est en recul au Liban au profit de l’anglais, il n’en demeure pas moins que nombreux sont les Libanais qui méditent toujours sur leur sort dans la langue de Molière. Non, le sujet le plus épineux de cette photo est ailleurs : il est dans cette ligne verticale, cicatrice mal refermée qui n’a pas fini, un siècle plus tard, de menacer de septicémie notre pays ouvert à tous les vents.

Ce texte a été rédigé en partenariat avec l’Institut français du Liban.

Retrouvée dans un vide-grenier de Lyon, la photographie a souffert de la poussière et de l’humidité. Survivante de tant et tant de voyages et de vicissitudes, elle a été prise par de jeunes Français en vadrouille dans notre région du monde, il y a huit décennies. Mais elle a bien plus de choses à nous dire : prêtons donc l’oreille aux murmures d’un passé pas si simple.
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commentaires (1)

C'est toujours un plaisir immense de voir les photos et de lire les articles de Mr Boustany, merci encore.

DJACK

19 h 40, le 27 mars 2021

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Commentaires (1)

  • C'est toujours un plaisir immense de voir les photos et de lire les articles de Mr Boustany, merci encore.

    DJACK

    19 h 40, le 27 mars 2021

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